• Comme neige au soleil (2ème partie)

     

                     COMME NEIGE AU SOLEIL (2)

     

    Il y retourne quand la nuit a installé son campement noir et que la maison dort. Il doit chasser Didou, pauvre Didou, qui voulait l’accompagner. Mais Didou n’est pas un compagnon d’arme très efficace, il court, il court, et après dix minutes d’un sprint endiablé, se couche brutalement sur le flanc, pantelant, la gueule ouverte. Et il faut attendre qu’il reprenne son souffle pour repartir. Lulu part seul, sa lampe frontale troue le bois d’un faisceau blanchâtre. Tout est faussement silencieux. Le bois de Vermeilles si familier pourtant, s’est enveloppé de mystère. Lulu sent qu’il pourrait se perdre. Nulle branche pour s’incliner sur son passage, même les ronces ne le retiennent pas. Tout semble tétanisé,  dans une attente minérale. Comme si le monde s’était durci, il lui faut lutter, se heurter, cogner la nuit. C’est épuisant. Il entend enfin la Serpentine qui gazouille. Il ne va pas jusqu’à elle. Un lourd ronflement lui parvient. Raspoutine dort sur sa moquette, étalé de toute son immensité, une bouteille de vodka Moskaya vide près de lui. Son grognement spasmodique fait trembler les feuillages. Lulu le trouve moins impressionnant, ainsi abandonné dans son sommeil éthylique. Et puis, il a sa petite vengeance, c’est mesquin, il le sait, mais il se plaît à contempler du haut de son mètre quarante, le Gros au bois dormant. Sa barbe hirsute se soulève au rythme du souffle qui gronde comme un orage. Ne pas le réveiller, surtout pas. Lulu s’assoit non loin de lui, adossé à un arbre et attend. Et l’attente devient somnolence.

    - Alors le môme, tu voulais jouer le beau prince charmant ! 

     Lulu se sent encore ridicule, et en même temps il a envie de rire devant la tête de Raspoutine grimaçant de douleur et s’essayant à un massage crânien. Après un œil rancunier à la bouteille vide :

    - Ah celle-là, la moskaya, sacrée diablesse. Hou… hou…

    Le Géant insiste :

    - Tu es venu me donner un baiser, celui qui me réveillera ?

    Lulu veut changer de sujet et demande :

    - Vous buvez toujours comme ça ?

    - Oui, gamin, je suis un Géant russe, un transfuge, venu des forêts du lac Baïkal. Je noie ma nostalgie des blancheurs neigeuses, des glaces argentées.

    - Mais pourquoi êtes-vous là ?

    - En mission, répond Raspoutine, énigmatique.

    - En mission ?

    - Une commande de là-haut. Et sa grosse tête se lève pour désigner le Ciel qu’il semble presque frôler.
    Lulu voudrait bien lui demander  s’il y a vraiment quelqu’un là-haut, mais il n’ose pas, il a peur de la réponse.

    Une certaine familiarité s’est installé entre eux, ils devisent amicalement. Le Géant toujours allongé, le petit bonhomme accroupi au pied d’un frêne.

    - Comment va Didou, ce bon vieux chat des Neiges ? demande Raspoutine.

    Quoi, il connaît Didou ? Encore ce vertige. Non, il ne va pas s’évanouir à nouveau. Non !

    - Vous connaissez Didou, mon Didou ?

    - C’est pas merveilleux ça, gamin ! Eh oui, je connais Didou, ton Didou ! Un attaché de mission de L’Organisation.

    Non, ce n’est pas possible, son vieux compagnon, son matou adoré, son familier, avec qui il dort, partage son saucisson, dont il frise la moustache, à qui il fait des guili-guili sous le ventre, son Didou appartient à L’Organisation… Et c’est quoi ce truc d’abord ?

    Vertige à nouveau. Lulu se sent à l’extrême pointe d’une falaise. En bas, le grand vide, une vallée toute creuse. A quoi se raccrocher ? Aux mots, il lui semble que c’est tout ce qui lui reste. Alors il demande, même si le Géant semble s’être éloigné :

    - C’est quoi cette organisation ? Et que vient faire Didou dans cette histoire ?

    - L’Organisation, s'il te plaît, le reprend Raspoutine.

    Lulu déteste qu’on le reprenne. Il sent la rage monter en lui.

    - Oui, bon, mais répondez à ma question !

    - Et doucement, le nain ! Tu parles au génie de ces lieux !

    Quelle prétention ! Avec ce Géant qui a la gueule de bois, elle est belle l’organisation !

    Au loin, gargouille La Serpentine. Pauvre innocente.

    -  Que vient faire Didou dans cette histoire ?

    - Il est missionné, lui aussi. Mais étant donné vos relations des plus familières, on a choisi pour toi un autre passeur…

    Lulu laisse la phrase inachevée. Il pense soudain à Madame Pignol, sa maîtresse d’école, comme il aimerait entendre sa voix stridente, comme il aimerait donner un bon coup de poing amical à ses deux copains Chouchan et Rudy. Il voudrait même voir surgir le Smartphone de Papa.

    Une bande d’oiseaux noirs s’abat près d’eux en silence. Ils se posent sur les branches, et leurs yeux d’aigles scrutent les alentours.

    - Je te présente les gardes du corps, dit Raspoutine d’un ton cérémonieux, comme on annonce les invités lors d’une réception mondaine.

    Puis, il se tient la tête avec ses deux mains. La moskaya encore !

    Gardiens de quel corps ? se demande Lulu. Personne n’arrive. On attend. Lulu repense à Didou, non pas son Didou, un autre, un double, enfin quelque chose comme ça. Espion double…

    - Son Excellence Le Prince Malinovski ! crie Le Géant.

    Du plus profond de la nuit, peut-être encore plus loin que la nuit, arrive un cheval blanc aux yeux bleus, nu, sans selle, sans harnachement.

    - Monte, dit-il à Lulu d’un ton pressé.

    L’enfant est devenu étrangement docile et s’exécute. Il n’a pas d’étrier, il doit s’arque bouter pour se hisser tant bien que mal sur cette impatiente monture. À cru. Le temps de se cramponner à la crinière neigeuse, et Son Excellence se lance dans un galop d’enfer, précédé de ses gardes du corps ailés. Lulu s’est couché sur l’encolure, ils ne font plus qu’un, traversant des bois, d’autres bois que celui de Vermeilles, des vallées, des monts. Le soleil pointe son museau jouant à cache- cache avec les troncs. Ils vont. Lulu ne s’inquiète pas de la destination,  peut-être n’y a-t-il aucune destination. C’est ça l’Aventure !

    Le soleil est maintenant au zénith. De sombres nuées grommellent tout à coup, un serpent d’or, suivi d’un deuxième, illuminent la voûte sombre. Lulu colle de plus en plus au pelage blanc. Son Excellence semble indifférente aux tourments du ciel et poursuit son train échevelé. Encore un éclair, suivi d’un grondement du tonnerre de Dieu. Bringuebalé comme un vulgaire ballot, Lulu n’a rien d’un chevalier de L’Apocalypse. D’autant que maintenant, la pluie tombe dru, piquante comme mille dards.

     Son excellence freine brusquement. La gente ailée se pose alentour.

     Lulu est sommé de mettre pied à terre. Dégoulinant de pluie, notre jeune héros titube sur le sol détrempé. Une auberge-isba, Aux neiges éternelles, ouvre grand ses portes. Le cheval rapetisse en passant sous le chambranle et s’ébroue avec vigueur, jetant une bruine légère dans toute la salle. Le tavernier se tient derrière son bar. Il ressemble beaucoup à Raspoutine, en plus petit. Tout rapetisse ici. Lulu craint pour son humble personne.

    - Alors, tu as vu mon vieil ami Raspoutine ? Comment va-t-il ?

    Désormais, plus rien n’étonne Lulu.

    - Moi, je me nomme Volodine. Nous sommes douze géants des forêts venus des rives du lac Baïkal qui errons de par le monde. Notre mission est de…

    Volodine ne finit pas sa phrase car un regard bleu glacé de Son Excellence lui ordonne de se taire.

    - On m’a ratiboisé, on aurait pu aussi me raccourcir la langue, dit en riant le tenancier, philosophe.

    Derrière lui, sont alignés avec soin, des bouteilles de Moskaya, de la plus grande à la plus petite. Volodine se sert un verre de cet alcool de Géants.

    - C’est notre élixir à nous. Avec ça, nous embarquons pour le lac Baïkal et ses hautes forêts. Avec ça, je sens le froid me transpercer les os, l’odeur des mélèzes. Je vois les traces laissées par les grands ours bruns, avec ça, je suis au pays… Il s’interrompt brutalement :

    - Et pour Son  Excellence, ce sera ?

    - Mais pourquoi, me poser encore cette question ? Vous savez bien, Volodine, que je ne bois pas.
    - Pardonnez-moi, Monsieur l’Ambassadeur, l’habitude, vous comprenez, l’habitude…

    Curieux, car l’auberge ne semble pas très fréquentée.

    Quelques tables vides sont installées guettant d’improbables visiteurs. Sur l’une d’elle, des cartes blanches et argent sont disposées comme pour une réussite restée inachevée. Autant jouer aux échecs, pense Lulu.

    L’Ambassadeur se penche discrètement vers Volodine et lui chuchote quelques mots que Lulu ne peut entendre. Le tavernier quitte brusquement la pièce. Les murs de pin cérulés sont nus. Pas un tableau, pas une affiche. Seules brillent les bouteilles de vodka reflétées par le miroir qui s’étale derrière le bar. Lulu se sèche près d’un petit poêle aux flammes timides. Un journal en alphabet cérylique a été négligemment posé au sol.  Volodine revient, et d’un geste furtif glisse un cercle argenté sur l’encolure du cheval qui quitte tout aussitôt l’auberge. Une force invisible guide aussitôt Lulu vers la sortie, l’obligeant à quitter la douce chaleur du lieu.  En passant sous la porte, Son Excellence retrouve sa stature et se baisse délicatement invitant Lulu à l’enfourcher. Les oiseaux-gardes du corps le précèdent déjà.

    Le ciel s’est apaisé. Les feuilles luisent, serties de perle de pluie. Le cheval est au pas, puis opte pour un trot léger, sans heurt. Lulu somnole sur sa monture quand il entend :

    - Nous y sommes !

    Il y avait donc un lieu à atteindre. Il regarde alentour, il ne voit qu’une immense étendue neigeuse. Du blanc, du blanc, du blanc. A perte de vue. Et le silence du blanc, vous connaissez ? Inaudible. Des flocons flasques tourbillonnent, hésitent avant de se poser sur les parois blanches de ce monde. Des flocons oiseaux qui s’écrabouillent et se mêlent au grand blanc. Et le froid, mordant, cinglant, pénétrant la peau.

     Quand il se retourne, Son Excellence a disparu. Ben ça alors ! Que de mystères chez ces gens-là ! Un des gardes-du corps du corps de l’ambassadeur se pose sur son épaule. Drôle d’Oiseau.

    - Son Excellence m’a chargé de t’accompagner, nous allons faire route ensemble.

    - Faire route vers où ? demande Lulu énervé. J’en ai assez, plus qu’assez de votre magie.

     Il sent la rage monter en lui.

    - Je me promène tranquillement dans mon bois, et voilà un Géant, puis un Cheval qui m’emmène de force. Je ne suis qu’un pantin dans vos mains. Au début, j’aimais bien, c’était l’Aventure. J’étais guidé par le Grand Mystère, mais maintenant j’en ai plus qu’assez. Je grandis, je rapetisse selon vos envies. C’est quoi cette histoire ?

     Lulu se sent épuisé de nouveautés et de mystères. Piètre héros, pensez-vous. Mais ce n’est qu’un gamin, et puis Lulu a faim. Oh Mia, une crêpe barbouillée de Butella, je t’en prie ! Plus jamais, je te jure, plus jamais, je ne me moquerai de toi, je les mangerai toutes, et même j’en redemanderai. Pitié ! Mais dans cet étrange univers, on n’a pas l’air de manger souvent.

    - Mais qu’est-ce que je fais ici, vitupère Lulu.  De toute façon, Lulu est toujours agacé quand il a faim.

     De son aile, l’Oiseau effleure doucement les cheveux du garçon.

    - Ah non, pas ça ! crie Lulu. Mais quelle manie vous avez tous ?

    L’oiseau se retire, comme effarouché par tant de violence. Mais il n’a nulle part où se poser. Aucune végétation, un silence de mort. Alors, docile, l’oiseau volète derrière l’enfant.

    Lulu se sent condamné à avancer, comme un bagnard traînant une boule de plomb dans ce champ de neige. Tout son corps est lourd, son cœur aussi. Il envie la légèreté de l’Oiseau. Il poursuit son avancée.

    - T’es un mâle ou une femelle ? demande brusquement Lulu à l’Oiseau.

    - Dans notre corporation, il n’y a ni mâle ni femelle. Nous sommes l’Oiseau.

    La voix est douce, caressante.

    - Ah bon, c’est bizarre, dit Lulu. Mais c’est quoi cette organisation qui m’a kidnappé ? Vas-tu me le dire enfin ?

    - Kidnapper ? Tout de suite les grands mots. Je ne peux rien te dévoiler. Je dois garder le silence sur ce sujet.

    - Oh si dis-moi, je t’en prie, supplie Lulu. J’ai besoin de comprendre.

    - Non, répond fermement L’Oiseau. Et son bec devient plus crochu, des serres jaillissent de ses pattes.

    - Bon d’accord, si tu le prends comme ça.

    - Mais il n’y a pas une trace dans la neige, un chemin qu’un autre humain aurait pris ? Ça allégerait la marche, ronchonne Lulu.

    - Non, il n’y a qu’un chemin ici, le tien.

    C’est dans sa hargne que Lulu trouve la force d’avancer. Il s’en nourrit comme un vautour d’un cadavre. Sa tête est comme un ring de boxe. Des coups de poings, de la sueur, du sang. Ça cogne de toute part. L’ennemi est invisible, mais impitoyablement rossé.

    A chaque pas, son corps semble s’alourdir encore un peu. Ses yeux brûlent. Un léger vent soulève maintenant de petites dunes de neige. L’Oiseau  se pose quelques instants sur l’une d’elles, puis reprend son vol. Il n’y a personne à qui parler. C’est peut-être le plus dur. Son ange noir est voué au silence. Dire un mot, une blague, que quelqu’un réponde. Quelque chose, n’importe quoi. D’humain.

    Changement de décor soudain, comme sur une scène de théâtre. Un tableau enchanteur, un jardin merveilleux. Un ciel d’azur s’unit aux eaux vertes d’un lac. Une bordure verdoyante et fleurie cache des fraises des bois. On dirait un de ces contes que lui lisait Mia ! A n’en pas croire ses yeux. Lulu tend une main avide. L’Oiseau s’interpose aussitôt.

    - Non, tu ne peux rien prendre, rien voler dans ce monde. Tu ne peux que donner.

    Et c’est à nouveau le désert de neige qui s’étend, infini. L’enfant reprend sa marche, mais bientôt il n’arrive plus à avancer et s’écroule sur le sol.

     

    - Bienvenue dans le monde de Saturnia ! Jeune homme vous êtes arrivé !

    - Qui parle ?

    - Non, tu ne peux pas me voir, pour toi je ne suis qu’une voix. Je vis au fond du lac, je suis la vieille Tania, la Conteuse,  gardienne de Saturnia. On m’appelle aussi, Ilétaitunefois.

    - Où est l’Oiseau ?

    - Il a rejoint ses compagnons, les gardes du corps de son Excellence.

    Lulu a un pincement au cœur d’être ainsi abandonné sans un mot par son compagnon de malheur. On s’attache même à ses geôliers, pense-t-il.

    Le garçon a retrouvé sa vigueur. Magie ! Magie !

    - Le Chemin a été rude, je sais. Je t’attendais. Tu es glacé, ton cœur surtout.

    Lulu regarde alentour et découvre le monde de Saturnia. Alors c’est fini, la neige, la lourdeur, le froid ! Un lac gris s’étale, large, glacé. La voix de Tania est douce, d’une chaleur inattendue.

    - Viens te reposer, dit-elle.

    Elle le conduit dans une petite cabane où ronfle un poêle. On dirait le Géant Raspoutine. Il réchauffe le corps de Lulu. Son cœur, lui, résiste et reste glacé.

     

    Leudeville-en Vexin.

    Branlebas de combat dans la maison. Mia, folle d’inquiétude, cherche Lulu.

    - Lulu, Lulu, mon Lulu ! Mia n’est plus que ce cri. La chambre est vide, le lit n’a pas été défait. Elle voudrait interroger Didou, il a disparu lui aussi. Une fugue, c’est ça. Ce mot la torture. Comme un reproche, comme une trahison. Prévenir son père, prévenir la police. Oh Lulu ! Papa-Smartphone essaie de calmer Mia. Le gamin a passé la nuit dans les bois, il va bien revenir. Attendons.

    La journée se passe. Mia retire le bol de Lulu du petit-déjeuner, l’assiette du déjeuner, puis l’assiette du dîner.

    Un deuxième jour se déroule, identique. Mia ne parle plus. C’est Papa-Smartphone qui alerte la gendarmerie.

    - Deux jours d’absence, ce n’est pas assez pour organiser des recherches, explique le brigadier au téléphone.

    - Si, je vous en prie, supplie Papa.

    - Bon, bon, on va voir…

    Et puis le lendemain, tout s’emballe. Enquête, battue dans les bois de Vermeilles, indifférents à tant de tapage, tous chiens lâchés à qui on a fait renifler une chaussette sale de Lulu. La meute s’arrête devant La Serpentine qui joue les belles indifférentes, tourne autour des cendres encore tièdes. La cabane de Raspoutine n’est plus là. Lulu a dû camper à cet endroit, hypothèse la plus probable. Mais après, où est-il allé ? La Serpentine a noyé toutes les odeurs. Et les chiens reviennent penauds vers leurs maîtres. Les habitants du village se joignent à la battue, couchant les herbes du bois, effrayant faune et flore comme des pillards. Mais de Lulu, point. C’est normal, pauvre Lulu, depuis qu’il a perdu sa maman… et patati et patata. Ce n’est que tard dans la nuit que le bois de Vermeilles retrouve la paix.

     

    Le monde de Saturnia

    - Je vais te conduire… reprend la conteuse.

    Lulu se sent au bord des larmes. C’est encore cette magie qui le met dans cet état. Il se reprend bien vite et murmure :

    - Je suis inquiet pour mon Didou. J’ai dû l’abandonner… Il ne court pas assez longtemps. Mais comment il va faire sans moi ?

    Mais il n’a pas perdu toute sa dureté, son cœur est encore un peu gelé. Il n’éprouve aucune peine pour Papa-Smartphone. Quant à Mia, il se dit qu’elle va bien retrouver un autre enfant à dorloter et à gâter. Comme quand ils avaient trouvé leur vieux chien Kino, mort au fond du jardin, sans doute empoisonné par un voisin. Lulu s’était glacé. Mia pleurnichait. Elle ne le connaissait pourtant que depuis six mois seulement. Et très vite, elle avait demandé à Papa-Smartphone :

    - S’il-te-plaît, Chéri, prenons un autre chien, un petit de préférence. Ce serait bien pour Lulu. Cela le détournerait de son chagrin.

    Lulu, lui, n’avait rien demandé. Et même l’idée de remplacer aussi vite Kino, comme s’il n’avait jamais existé, le remplissait d’une haine farouche envers Mia. Comment peut-on faire ça ?

    Papa-S. avait été ferme.

    - Non, plus de chien ! Il y a bien assez d’un chat !

    Il parlait de Didou qui leur était arrivé une nuit de pleine lune, beau comme un dieu-chat, avec son pelage de neige et ses yeux d’azur. Il s’était aussitôt installé dans la chambre de Lulu, devant l’assistance médusée. Et l’on avait accepté sans résistance aucune ce petit compagnon venu du ciel.

    Il pense à Chouchan et à Rudy. A Chouchan surtout, ce bon vieux Chouchan, fidèle comme son ombre. Dommage qu’il ait eu si peur du Grand Mystère. Sinon, ils auraient fait équipe et Lulu n’aurait pas été obligé de l’abandonner aux premiers hêtres du bois de Vermeilles. Il doit se sentir bien seul à Leudeville.

    - Ne t’inquiète pas pour Didou. Il est des nôtres. Je veux dire, c’est un agent de notre Organisation.

    Encore cette organisation. C’est ce que lui a dit Raspoutine. Quand même, son Didounet.

    - Mais c’est quoi enfin cette organisation ?

    - Tu es ici dans le monde de Saturnia, la planète Blanche. Et nous avons nos ambassadeurs qui se rendent régulièrement dans ton monde et s’infiltrent parmi vous. Je ne peux pas t’en dire plus pour le moment.

    Saturnia ? Il pense à Mia, si férue d’horoscopes, d’astrologie et autres balivernes. Elle aimait bien établir les thèmes, comme elle disait, des gens qu’elle connaissait. Et bien sûr Lulu n’avait pu échapper à la lecture de ses conjonctions astrales. Elle avait dessiné un grand cercle et poser les planètes un peu partout. Signe Bélier, ascendant Scorpion. Oh pauvre Lulu, avait-elle dit. S’il se souvient bien, Saturne, ça n’augurait rien de bon. Tristesse et Mélancolie. Mia l’avait posé tout en haut du cercle. Et toi, avait-elle dit, tu es au centre.

    Il regarde par la petite fenêtre de la cabane. Tout est blanc. Brumes, lac, ciel ne font qu’un. Il devine toutefois de hautes herbes au bord de l’eau, qui dissimulent quelques fleurs qui ressemblent vaguement à des marguerites dont le cœur serait de plomb. Je t’aime, un peu, beaucoup, passionnément… Comme c’est loin ces petits jeux avec Mia qui s’arrangeait toujours pour clore, dans un rire, avec passionnément !

    Une main de femme lui tend un breuvage sans nom. Tiens, elle ne s’est pas présentée celle-là ! Encore une bizarrerie du lieu. Les doigts sont fins, presque translucides, insistants aussi quand Lulu refuse de boire. Le garçon finit par céder sous cette douce et ferme pression.

    - C’est l’élixir Mnéma, prononce une voix qui lui parvient avec peine.

    Il se sent défaillir, quand la voix d’Ilétaitunefois  se met à raconter :

    - Il était une fois Kéros, un Chien, errant, sans collier, sans maître, sans pâté. Sa vie de vagabond l’avait rendu hargneux et féroce. Aucun humain ne pouvait l’approcher sans qu’il ne grogne et arbore ses canines acérées comme des couteaux. Un jour, qu’il déambulait dans un village désert, tout blanc, un vieil homme vint à sa rencontre et lui tendit une main charitable. Kéros gronda. Le vieil homme s’arrêta et s’adressa ainsi au Chien :

    - Tu montres les crocs car tu as peur. Je ne te veux pas de mal. Je suis très vieux, mon heure est venue de partir. Je voudrais te libérer de ta haine. Moi aussi, j’ai été comme toi, boursoufflé de violence, mes coups partaient vite et sur n’importe qui. J’ai connu la prison, d’où je me suis évadé en brisant mes chaînes et toujours la haine me menait. Baisse les armes, Kéros et suis-moi. Je vais partir, tu seras libre de me suivre. Sache que tu ne me fais pas peur. Kéros hésita, puis se mit à suivre timidement le vieillard. On les vit ainsi traverser le village désert. Le vieil homme ne se retourna pas. Il savait que Kéros marchait derrière lui.

     Mais qu’est-ce qui lui arrive ?  Il sent qu’il s’attendrit. C’est encore cette foutue magie ! Vite, partir d’ici. Kino, heu, Kéros, le clebs, et le vieux caïd repenti. Quelle histoire débile !

    - Bienvenue au deuxième Cercle ! dit une voix joyeuse et claire qui sort Lulu de sa rage. Je suis la jeune Vanina. Tu ne peux pas me voir, mais moi je suis celle qui voit, gardienne du deuxième Cercle. Je suis la deuxième conteuse, on m’appelle La Voyante ou encore Jevois.

    Lulu se sent incertain. Il cherche un regard.

    - Ne me cherche pas, je suis là. Je vois un tout petit bébé que l’on nomma Luka et que très vite, l’on appela Lulu la fossette, Lulu gazouillis, babillages, guiliguili, qu’il est mignon, trognon, petits petons, poutous poutous, je te mange, je te croque, Lulu, sommeil d’ange. Je vois une maman attendrie qui fait de ses bras un berceau. Je vois un papa tout fier qui se penche vers la bouille rigolarde. Je vois…

     

    Leudeville-en Vexin.

    C’est toujours la panique. Nouvelle battue qui échoue. Les gendarmes ont décidé de mener une enquête. C’est bien étrange tout ça. Une fugue, le brigadier- chef, Bertrand, veut bien, mais on aurait dû le retrouver ce gamin. On interroge les voisins, les Théveneau sont des gens très paisibles, polis, rien de plus à en dire. Le Papa rentre très tard le soir et sa jeune dame s’occupe bien du garçon.

    - Ce n’est pas sa mère ?

    - Non, répond Philippe Doisneau, de la villa Aurore, mitoyenne de la maison des Théveneau. Sa maman est morte il y a deux ans, de manière assez mystérieuse, faut bien dire. On a parlé d’accident de voiture, mais on n’en sait pas plus. Ce ne sont pas des gens très causants, vous savez…

    Le brigadier toussote.

    - C’est dans l’entourage qu’il faut aller piocher…  Toujours la même chose, confie-t-il à son adjoint.

    (A suivre)

     

                                                          Marie Cargèse