•   COMME NEIGE AU SOLEIL (4)

     

    Dans le monde de Saturnia 

    Les larmes de Lulu se sont taries tout doucement. Le jeune garçon prend la mesure de son chagrin profond comme un puits d’ombre. Et Didou, que devient se pauvre Didou qu’il a abandonné ? Il refuse de croire les paroles du Géant. Non, c’est son Didou ! Pas un ambassadeur de l’Organisation  

    Leudeville-en Vexin. 

    Le brigadier-chef Bertrand a raison. Une meute de journalistes n’a pas tardé à piétiner Leudeville-en Vexin. Tous vêtus de la même manière, jean, veste de cuir, et tennis. Sur leurs épaules, pendent appareils photos et caméras. Ils posent tous les mêmes questions, filment longuement la maison des Théveneau sous différents angles, obligeant Papa-Smartphone et Mia à se terrer, l’école de Lulu. Ils ont même demandé au maire de filmer l’intérieur de la classe, et plus précisément le pupitre où Lulu a passé l’année. Ils filment les rues désertes, Grandprix, les leudevillois qui ne savent que dire et répètent inlassablement, quel malheur, une famille tellement touchée déjà ! C’est Chouchan qui n’a pu résister, pas contre des bonbons, non, ils lui ont dit : 

    - Parle-nous de ton ami Lulu. Tu pourras te voir ce soir au journal télévisé de 20 heures. 

     Et Chouchan qui ne regarde à la télé que des dessins animés, surtout Les Simpson qu’il adore, cède à l’appel de la notoriété. Il va passer à la télé. Et à 20 heures, moment de grande écoute. La France entière verra Chouchan sur son écran, enfin surtout tous ceux de Leudeville qui se moquent si souvent de lui. Et puis il va parler de son ami Lulu. Les journalistes ayant flairé avec Chouchan une bonne proie, lui ont demandé de s’adresser directement à Lulu. Ils l’ont installé dans la salle de classe. Et Chouchan de s’exécuter. Dégoulinant de sueur, il va lire un discours qu’on lui a préparé et en ânonnant, devant tout le peuple de France : 

    «  Je suis Chouchan, le meilleur ami de Lulu. Eh Lulu, reviens-nous, je t’en prie. Tu me manques, tu nous manques beaucoup. Si tu as été kidnappé, je m’adresse à ton ravisseur, rendez-le nous, ayez pitié ! » 

     On lui a demandé de pleurer à ce moment précis. Aussi, Chouchan essaie de sangloter. S’en suit une horrible grimace qui prête plus à rire qu’à s’apitoyer.  

    - Coupez, coupez ! entend-on fuser de part et d’autre de la salle. 

    On laisse brutalement Chouchan retomber dans l’anonymat, et la meute entreprend de refaire le parcours emprunté par Lulu. Tout d’abord la maison, le petit sentier qui mène à l’orée du bois, puis le bois de Vermeilles. Les appareils crépitent. Impossible d’avancer. Les branches se mêlent, inextricables, les épineux se sont élevés rendant le bois inaccessible. Mais comment pénétrer dans ce fouillis ? Comment a fait Lulu, comment ont fait les habitants partis à sa recherche ? La meute s’exaspère, essaie de pénétrer en force. Ils en ont vu d’autres ces prédateurs. La guerre en Syrie, l’Ouragan de La Nouvelle-Orléans, le tremblement de terre de Fukushima, alors ce n’est pas un bosquet qui va leur résister. A la machette s’il le faut. Mais le bois de Vermeilles tient tête, construisant un mur végétal. Le Grand Mystère a refermé sa porte devant la horde importune. Ils essaient d’un côté, de l’autre. Impossible. Ils prennent quelques photos de l’orée. Tant pis, ça fera l’affaire.  

    - Et les gars, vous avez vu ? Les photos ne donnent rien. Une bizarre tache grise assombrit chaque prise. Ah ça alors, c’est bizarre ! 

    Et chacun de faire défiler les photos prises. En effet, rien. C’est brouillé. Ça alors ! répètent-ils en cœur.  

    - Bizarre de chez bizarre, renchérit une jeune femme. Ben, qu’est-ce qu’on fait de ça les gars ? On laisse, on garde ? Mystère à Leudeville-en Vexin ! Et si on faisait le coup des extra-terrestres ! De mystérieux visiteurs venus d’une autre planète ont peut-être enlevé le petit Lulu ? 

    Les « gars » se taisent, perplexes. 

     

    Le brigadier-chef Bertrand fulmine. Il déteste qu’on marche sur ses plates-bandes. C’est lui qui mène l’enquête, pas les journalistes, non mais. Lui est venue aux oreilles cette histoire d’extra-terrestres. Alors ça c’est la meilleure ! Qu’est-ce qu’ils ne vont pas inventer pour vendre leur papier ! 

    - Venez, Sergent, on file au bois voir ce qui se passe là-bas. 

    Et force leur est de constater que le bois de Vermeilles dresse un mur infranchissable. 

    -  Ben ça alors ! s’exclame le sergent.
    Décidément, c’est le mot du jour.
     

    - Sergent, reprenons et vite car je sens ma migraine arriver. Nous avons bien organisé une battue dans le bois de Vermeilles ? Nous avons bien pénétré ce bois et notre recherche nous a bien conduits jusqu’à la rivière ? Sergent, répondez ! 

    - Oui Chef ! 

    - Nous avons bien trouvé des cendres encore fumantes près de cette rivière et des planches amoncelées ? 

    - Oui Chef ! 

    - Alors, qui se moque de nous ? Un mur végétal ! C’est la meilleure ! Reprenons nos esprits. Allons réinterroger les gamins qui traînaient avec Lulu, se reprend le sergent. Et d’abord, ce Chouchan qui se pavanait tout à l’heure devant la horde. 

    - Chouchan ne se sent pas bien, il s’est couché, répond madame Tardy, la mère de Chouchan, au brigadier en ouvrant la porte. Toute cette affaire, ça l’a chamboulé…Et  il a sûrement pris un coup de chaud… 

    Elle ne semble pas du tout décidée à faire entrer les gendarmes, si bien que ceux-ci, stoïques sous ce soleil de plomb, discutent sur le pas de la porte. Bertrand avance une épaule, et désignant la porte claque un : « On peut entrer ? ».  

    Les voilà installés dans le salon. La pauvre dame bouleversée confie son désarroi : 

    - Ah ce Lulu !  Un sacré garnement qui a toujours eu une mauvaise influence sur Chouchan. On lui a bien dit pourtant, avec Lulu, t’auras que des histoires, la preuve ! Mais il en a que pour son Lulu. Lulu a dit, avec Lulu on a fait. Collé comme une mouche à ce gamin.  

    - Arrête de dire du mal de Lulu, c’est mon ami, crie Chouchan en descendant l’escalier d’un pas lourd.  

    - Et bien tu vois, grâce à ton cher ami Lulu, on a la visite des gendarmes. 

    Chouchan lance aux deux hommes un regard étonné. 

    - Bonjour Chouchan, dit le brigadier soulignant lourdement l’impolitesse du garçon. Nous voulons te poser quelques questions.  

    Sans lui laisser le temps de répondre, Bertrand poursuit : 

    - Tu es déjà allé au bois de Vermeilles avec Lulu ? 

    - Oui, des fois. Enfin, pas souvent. 

    - Raconte-nous ! 

    - Ben, pas souvent, heu…juste au bord, parce qu’après… 

    - Après quoi ? intervient le sergent. 

    - Ben après, ben…j’avais peur. Y’avait que Lulu qu’avait le cran d’y aller. 

    - D’aller où ? 

    - Au milieu du bois, là où y’a La Serpentine, la rivière, quoi. Mais moi, j’l’ai jamais vue. J’avais trop peur du Grand Mystère… 

    - Du grand Mystère ? 

    - Oui, quand on s’enfonçait dans le bois, on se sentait tout bizarre. Tout le monde le dit. Rudy aussi. On avait la tête qui tournait, on se sentait soulevé de terre, j’vous jure, ça foutait une sacrée trouille. 

    - Chouchan, parle correctement ! interrompt sa mère. 

    - Ben quoi, on m’interroge, j’ réponds. Mais Lulu, lui, ça lui faisait pas peur. Même qu’il aimait ça ! Il disait, c’est extraordinaire, c’est pas le bois de Vermeilles, c’est le bois des Merveilles ! 

    - Merci Chouchan, merci Madame, conclut le brigadier en prenant congé. 

    Leudeville-en Vexin est chauffée à blanc. Pas un chat dans les rues. C’est le sergent qui rompt le silence le premier. 

    - Des histoires de mômes. Ça nous fait pas avancer d’un iota dans notre affaire, tout ça. 

    - Mais enfin, sergent, vous l’avez vu comme moi, on ne peut pas pénétrer dans ce bois alors qu’auparavant, c’était possible. Ecartons tout phénomène surnaturel, supranormal, ou autres billevesées, mais alors quoi ?  Sherlock, au secours ! Après les extra-terrestres, le grand mystère, mais on veut ma peau, c’est sûr !  Rentrons, sergent, j’ai une migraine carabinée. Vite, il me faut un Boliprane !  

    Et tandis que le brigadier-chef, Patrick Bertrand confie le soin de régler ses douleurs à la chimie, que le sergent Francis Mergaut se sent gagner par un sentiment d’étrangeté qui ne lui est pas familier et qu’il va s’empresser de noyer dans un verre de Moskaya, que Chouchan est retourné s’allonger dans sa chambre, que la horde journalistique a quitté Leudeville-en Vexin et laisser le bourg à feu et à sueurs, comme après une bataille, Mia broie du noir dans la chambre de Lulu, refusant d’en sortir, dormant recroquevillée dans le lit du garçon, et Papa-S. s’inquiète vraiment, la preuve en est, il a égaré son Smartphone qu’il cherche comme un bébé son doudou, sans les cris bien sûr. Un ciel lourd et menaçant pèse sur les rues désertes. Chacun attend l’orage comme une délivrance.  

     

    Dans le monde de Saturnia. 

    - Tu es presque arrivé, Lulu, dit une voix doucement parfumé. Tu es à l’orée du troisième et dernier Cercle. Il n’y a plus d’hiver en ton cœur. Va près du Lac ! 

    Lulu ne cherche plus à savoir qui parle, tant la voix lui semble familière 

    Il voit.  

    La surface gelée du lac se craquèle en de multiples sillons d’eau vive. Des morceaux de glace comme des nénuphars glacés glissent doucement à la surface. L’eau ruisselle lentement. Des vapeurs s’élèvent, tourbillonnent, brouillant la vue, puis laissent place à un Cygne d’une blancheur éblouissante qui s’ébroue, cherche à s’élever avant de rejoindre le bord où se tient l’enfant. 

    Lulu a compris. C’est à la rencontre de Maman-Cygne qu’il a fait tout ce chemin. Elle est là, prête à l’envol, comme autrefois, comme toujours. La danseuse du Lac des Cygnes. Il tend la main pour la toucher. Elle incline gracieusement son long cou et ébroue son plumage de tulle et de soie. 

    Lulu est heureux. 

    Une grande aile blanche et douce se dépose  sur le lac le dérobant à tout regard. 

     Ne reste que le parfum tournoyant, enveloppant, fragrance de lys et de muguet. Le parfum de Maman. 

    Lulu semble ouvrir les yeux sur un printemps inattendu. Le  monde de Saturnia s’éclaire. Un peintre invisible a sorti ses pinceaux de toutes les couleurs et badigeonne  de bleu, le ciel, le lac, de vert, les herbes et de jaune le cœur des marguerites. Quelle joie ! Le cœur de Lulu est léger comme une plume et danse. 

    Mais un léger piaffement retentit derrière lui, et vient troubler sa douce extase. Mais c’est Monsieur l’Ambassadeur ! Vieille connaissance. Il semble très pressé. 

    - Nous allons rentrer, dit-il, toujours aussi laconique. Allons, dépêchons, d’autres missions m’attendent. 

    Lulu voudrait bien engager la conversation, mais un mouvement invisible le propulse sur sa monture blanche. Mais, têtu, Lulu interroge : 

    - D’autres missions ? 

    Le cheval se met au galop et crie dans le vent : 

    - Oui, d’autres enfants à sauver. Nous sommes l’ O.S.E., l’Organisation pour la Sauvegarde de L’Enfance. Tu n’avais pas compris ? 

    - Non, répond doucement Lulu, un peu piteux. Mais alors Mia, elle fait aussi partie de l’Organisation ? 

    - Bien sûr, on peut dire que tu lui as donné du fil à retordre ! Tu es son premier échec. C’est pour cela qu’il a fallu te faire venir dans le monde de Saturnia.  

    Une question brûle les lèvres de Lulu. Au sujet du Didou. Mais il a peur de la réponse. Alors, il se tait.  

    Le soleil sautille dans les feuillages. De doux vallons ombragés les accueillent. Lulu est aux anges. Son Excellence freine brutalement des quatre fers et fait halte près d’un hêtre.  

    - Voilà, mon cher Lulu, ma mission s’achève ici. Bonne chance ! 

    Lulu descend prestement. Le beau cheval blanc tend son encolure vers le garçon. Lulu caresse doucement le pelage blanc, ému aux larmes. Ah non, il ne va pas se mettre à pleurer tout le temps !  Pourtant si. Et il regarde partir Monsieur l’Ambassadeur qui cabriole et lui lance un joyeux hennissement. 

     

    Leudeville-en Vexin 

    Le brigadier-chef en  perd son latin de gendarme. Vingt ans de glorieuses investigations, et le voilà mis en déroute par la fugue d’un gamin. Les journaux font leur une avec des titres de romans de science-fiction. Un mystérieux extra-terrestre à Leudeville en Vexin. Des photographies mystérieusement brouillées. Enlèvement mystérieux d’un jeune garçon. Mystère, mystère… La police en échec. Il devient la risée de tous, ce petit gendarme migraineux.  

    - Reprenons. Raisonnablement, qu’avons-nous ? La disparition d’un gamin. Et c’est tout, le reste c’est du grand guignol, hein sergent ? 

    Le sergent réprime son hochement de tête habituel et se tait. 

    - Je vous parle sergent ? 

    - Oui, brigadier. 

    - Sherlock Holmes, notre Maître à tous l’a bien dit. Dans une enquête, on ne peut pas avoir d’explication surnaturelle ?  Vous êtes d’accord, Sergent. Donc, il y a une supercherie, un leurre quelque part. Mais ce mur ? Nous l’avons vu, de nos yeux vu.  Alors, il faut douter de nos yeux ? Non, on ne peut pas entrer dans ce fichu bois… Ouille, ouille ! Voilà la migraine qui me reprend ! 

    - Et la mort de Ludmilla Théveneau, née Tchekova ? se risque le sergent Mergaut. 

    - Toujours le mot pour rire Sergent ! 

    S’ensuit un silence de plomb. Remue-méninges chez le Brigadier Bertrand.  

    - Eh bien, puisqu’on veut du mystère, on va avoir du mystère ! Sergent, nous allons nous rendre chez une vieille connaissance à moi, Roselyne Bellot, dite Madame Rose, profession : voyante. 

    - Une voy… 

    - Taisez-vous, Sergent. J’ai bien dit voyante. Exécution. 

    Pas le temps de passer chez le fleuriste, aussi le brigadier coupe rapidement une fleur bleue dans une plate-bande de la rue Montdésir. Eh bien Brigadier ! Vu, de nos yeux vu ! Vol de bien public ! 

     

    - Chers amis, je vous attendais ! lance Madame Rose à l’arrivée des gendarmes.  

    Mais eux ne la voient pas ! La pièce est obscure, les volets sont clos, pas même une lanterne,  des yeux de chats, ou un crapaud phosphorescent. Que du noir ! Elle, les laisse tâtonner, se cogner, cligner des yeux, et enfin secourable, éclaire la pièce d’une bougie. 

    - Vous exagérez Rose ! bougonne le brigadier. Toujours aussi facétieuse à ce que je vois ! 

    - Mais n’est-ce pas votre situation actuelle, vous tâtonnez mon cher, vous vous heurtez à l’incompréhensible.  

    Apparaît Rose, fourreau pailleté, comme prête pour une soirée de gala dans cette après-midi caniculaire. Elle se lève, ondoie, leur sert d’autorité deux tasses de thé fumant, et les installe dans un canapé moelleux comme un Barshmallow. Ses cheveux blonds cascadent en boucles sur une seule épaule. Epaule gauche, note le sergent Mergaut. 

    Le Brigadier tend la fleur bleue volée, Rose sourit, toute attendrie, et la laisse se faner contre son cœur. 

    Présentations, papotages. Le sergent  peine à reconnaître son chef, dans cet homme, jambes croisées, sourire mondain, qui roucoule, se pâme, fait les yeux doux à la dame. Pas besoin de lumière supplémentaire, c’est lui qui tient la bougie, constate, amer, le sergent. 

    - Venons-en au fait Chère Rose ! 

    - Je sais, ce jeune Lulu qui a disparu… 

    -  Je fais appel à vous, car nous sommes confronter à un mystère. Le bois de Vermeilles s’est brusquement refermé sur lui-même dans un fouillis inextricable, nous sommes condamnés à rester au bord. Et je l’ai vu, de mes yeux vu ! Nous sommes pourtant allés y faire une battue, et puis soudain… 

    - Ce que vous voyez Patrick ! chuchote Rose en se penchant vers le brigadier.  

    Les écailles du fourreau étincellent, et ce parfum.
    - Hum ! Toujours votre Chabada n°1 très chère !
     

    - Je lui suis resté fidèle. Mais retournons au bois… Et marchons, bras-dessus, bras-dessous par les chemins. Suivez-moi ! Ne résistez-pas, laissez-vous faire. 

    Mais qu’est devenu notre sergent ? Evanoui, éclipsé, endormi, condamné à l’invisibilité par un produit illicite glissé insidieusement dans sa tasse de thé ? Nous n’avons pas le temps de mener l’enquête, si nous ne voulons pas perdre de vue Rose et Patrick. 

    - Ne dites rien cher ami ! 

    Des branches se penchent pour les saluer, des chemins se fraient pour les laisser passer, une douce obscurité les enveloppe. Ils arrivent bientôt près de la Serpentine qui s’écoule, lascive et rit à gorge déployée. Elle paresse, d’un bord à l’autre, dans son fourreau d’écailles. Près des gros galets, elle écume dans de douces cascades soyeuses. 

    - Oh, chère Rose, dit le brigadier en regardant la Serpentine dans ses eaux. Vous êtes toujours aussi belle ! Et votre rire !  

    Ils cheminent, joyeux, enlacés. 

    Plus loin, près d’une vieille cabane effondrée, surgit Lulu. Son sourire brille de mille feux. Un chat à la blancheur d’hermine caresse ses jambes. 

    - Non, ne dites rien ! Chut, tendre ami ! dit Rose en laissant glisser ses doigts sur les lèvres du Brigadier. Regardez ! 

     

    - Vous prendrez bien une autre tasse de thé, messieurs ! 

    - Bien volontiers, répond le Brigadier. 

    - Vous êtes merveilleuse, Rose. Je suis rassuré, l’enfant va bien. Mais comment expliquez cela aux parents ? 

    - Laissez-vous encore guider Patrick. Vous trouverez les mots qui apaisent, et bientôt tout rentrera dans l’ordre. Vous ne pouvez pas comprendre, car il n’y a rien à comprendre. Tout change selon notre regard. L’enfant retrouvera sa famille. Soyez patient. Sachez que vous êtes aimé.  

    Le Sergent retrouve brutalement sa place sur le canapé en bousculant un peu son chef.  

    - Oh excusez-moi, Chef, je rêvais… 

    - Ce n’est rien, Laurent, ce n’est rien. 

    Décidément, tout est bizarre ici, même, surtout son Chef. Il se sent à nouveau envahi par ce sentiment d’étrangeté qu’il essaie de balayer sans succès d’un revers de main. La pièce retrouve son obscurité première. Et la voix de Rose : 

    - Je ne vous raccompagne pas Messieurs, vous allez bien retrouver votre chemin ! 

     

    Le sergent Mergaut regarde son chef d’un tout autre œil.  

     Le bureau du Brigadier retrouvé tout en ordre, et sur le dossier Ludmilla Théveneau est inscrit : «  Affaires classées ». Si vous le dites, chère Rose. Classons, Classons. 

     

    Papa ne consulte plus ce prolongement de lui-même, nous voulons parler de son S. bien sûr. Le Brigadier Bertrand lui laisse un message : 

    «  Restez confiants. Nous avons des informations concernant votre fils. Tout va bien, soyez rassurés. Nous ne pouvons vous donner la source de nos informations, mais elle sûre, très sûre, je peux vous l’affirmer. Restez confiants, à très bientôt » 

     Papa communique le contenu du message à Mia. Aucun d’eux ne songe à exulter. 

    - Il faut rester prudents, dit Papa. 

    - Oui, prudents, répond Mia en écho. 

     

      Aux confins des deux mondes. 

     

    L’orage a enfin éclate. Une douce pluie d’été a rafraîchi l’air. 

    Lulu marche. Son Excellence lui a laissé sa garde personnelle et les oiseaux devenus délicatement irisés tracent en silence le chemin. L’enfant essuie encore ses larmes de temps à autre. Et le voilà revenu au bois de Vermeilles. Didou accourt, joyeux. Les deux mondes se sont rejoints. Les branches s’écartent largement, les épineux se font tout petits. Le bois retrouve ses chemins d’antan. Les planches d’une vieille cabane s’entassent. Et La Serpentine suit son cours indolent. Les oiseaux-gardes du corps s’élèvent dans les airs et disparaissent très haut dans le ciel, droit vers le soleil. 

     

    C’est Marco, le SDF, venu installer sa cabane dans le bois de Vermeilles qui trouve à sa porte un enfant endormi, tenant dans ses mains une plume blanche. C’est un grand gaillard qui laisse sa barbe batifoler sur son menton et son cou. Il est là depuis quelques jours. 

    - Hé Ho ! L’oiseau tombé du ciel, qu’est-ce que tu fais là ? 

    - Ben, j’sais pas, moi ! Je dormais… 

    - Eh mon bonhomme, faut rentrer à la maison, chez Papa- Maman ! Mais y’a un chat aussi ! 

     Il colle le chat blanc dans les bras de Lulu, et empoigne l’enfant de ses bras vigoureux, bien décidé à remettre son délicat fardeau à sa famille. Ils prennent le chemin du village. Marco se dit que la gendarmerie, ce serait le mieux pour déposer son Moïse, sauvé du bois. Mais Marco et les gendarmes… Enfin, on ne va pas tout raconter du passé de Marco, mais les gendarmes, il préfère les éviter. Alors, vite fait, mal fait, il dépose Lulu devant la porte de la mairie et file retrouver son petit coin de paradis. 

    Et dans Leudeville-en Vexin, la rumeur se répand, enfle, joyeuse comme un refrain. Lulu est là, Lulu est là, Lulu est là…  

    Et ils sont tous venus, place des Colombes.  Papa et Mia, main dans la main. Papa : sans Smartphone ? Mia a tressé dans ses cheveux une couronne de fleurs des champs et ressemble à une jeune mariée. Tiens, tiens ! Manon, intimidée, toute décoiffée comme si on venait de l’arracher au sommeil, son serre-tête écaille un peu de travers, et ses taches de rousseur qui brillent comme mille petites étoiles. Même les gendarmes, même Madame Rose, tout près, mais vraiment tout près du Brigadier-Chef.  Non, pas les journalistes. Cela doit rester un secret, un secret Leudevillois. N’est-ce pas Chouchan ? Pas de bêtise ! C’est lui qui exulte le plus, frémissant, tournant autour de Lulu. Incrédule, encore. Il le regarde devant, derrière. 

    Allez, une photo de famille ! Plus personne ne bouge et tout le monde crie « Ouistiti ». Oh Chouchan a bougé ! Faut dire qu’il n’arrête pas de s’agiter autour de son héros retrouvé. Lulu, lui brille comme un soleil. Oh mais alors la photo va être surexposée. Tant pis ! Et Didou ? Il reniflait un peu plus loin. Et bien lui, il sera en dehors du cadre. Normal, non, pour un chargé de mission reconverti dans la vie civile ? 

    - Ben ça alors ! Ben ça alors, ne cesse de répéter Chouchan. C’est Mystère et boule de gomme ! 

     Et vous vous souvenez, entre les boules de gomme et Chouchan, c’est une très vieille histoire d’amour ? Alors on lui laisse le mot de la faim, heu… fin ?

                                                Marie Cargèse 

     

     


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    COMME NEIGE AU SOLEIL (3)

     

     

    Le monde de Saturnia 

    - Je vois les premiers pas de Lulu, hésitation, audace, regard perdu, ça tangue, et puis c’est bon, Lulu marche. Je vois Lulu qui joue avec Kino, le chien, sur une plage blonde. Et toutes ses premières fois, guirlandes multicolores qui clignotent, Joyeux Noël ! Des peluches toutes douces qu’on glisse dans son lit, les pas qui laissent des traces dans la neige qui a recouvert le jardin, des ballons qui flottent au portail, un gâteau avec une bougie qui brille sur laquelle il faut souffler, Joyeux Anniversaire ! Papy et Mamy sont venus tout exprès fêter cette première année de Lulu.  

    Et Lulu, perplexe et émerveillé, il faut bien en convenir, écoute ce récit dont il est le héros. C’est comme s’il feuilletait son album de famille. 

    - Comme elle est belle Maman, on dirait la Serpentine. 

    - Je vois les premiers mots écrits sur la page blanche du cahier, et je vois Papa et Maman qui s’affrontent, les portes qui volent, des mots noirs comme des araignées, des mots rouges comme des armes, qui blessent, et font saigner les âmes. Je vois Maman qui pleure, je vois le visage triste de Papa, et Lulu qui ne sait plus où donner du cœur, et qui va sangloter dans le chaud pelage de Didou. Et puis je vois un jour de printemps plus noir que la nuit. Où tout se fige, où toutes les horloges s’arrêtent, où se creuse dans l’espace un immense vide. Maman est morte. Lulu rit, Lulu joue avec ses copains, il ne pleure pas, il ne comprend pas, son cœur soudain est devenu de glace. 

      Et Lulu change, aime partir tout seul dans les bois, vole, vitupère, se moque de tout… 

    - Arrêtez, s’il-vous-plaît, arrêtez ! crie Lulu. 

     

    Leudeville-en Vexin. 

    Le brigadier Bertrand prend la situation d’une main vigoureuse. Il faut enquêter dans la famille. Il interroge. Des parents qui ne s’entendent plus, deux mois après la mort dans un accident de voiture de la dénommée Ludmilla Théveneau, Christophe Théveneau, son époux, se met en ménage avec Mademoiselle Macha, dite Mia Popinovski, de dix ans sa cadette. 

    - Un peu rapide sergent, non ? demande distraitement Patrick Bertrand à son adjoint.  

    Ce dernier opine du chef.  

    Le brigadier Bertrand va farfouiller dans les dossiers. Ce n’est pas ce qu’il préfère, ce qu’il aime, lui, c’est l’enquête de terrain. Interroger, scruter, observer, interroger surtout, les voisins, les passants. Mais plonger et lire ses pages… Oui, accident de voiture pour Ludmilla Théveneau née Tchékova, mais cause non élucidée. On n’a rien trouvé, ni problème technique, ni heurt violent avec un autre véhicule, juste quelques bosses sur la carrosserie. Rien dans le sang de la victime susceptible de lui avoir fait perdre le contrôle de sa voiture. Bref, au milieu du bois du Destin, juste après le bois de Vermeilles, près de La Serpentine, on a un cadavre, une voiture cabossée et c’est tout. La dame semblait sortir d’une soirée, car elle portait un fourreau en lamé. Pas très pratique pour conduire. Rien de plus à se mettre sous la dent. Son prédécesseur a conclu à une mort sous le choc, arrêt cardiaque sans doute, et à un chauffard qui a pris la fuite.  

    - Peu convaincant, non, Sergent ?  

    Ce dernier opine du chef. Le sergent Mergaut a très vite compris que son travail consistait avant tout à acquiescer aux remarques de son supérieur, d’où ce geste invariable. 

    - Bon, foi du brigadier Bertrand, ne parlons pas d’intuition, ce mot est proscrit de la corporation, foi du brigadier Bertrand, disé-je, il aime s’écouter parler, il faut reprendre l’enquête à zéro. Trop de mystères dans cette affaire… Et un gamin disparu sur les bras. On va bientôt voir débarquer les journalistes, tu parles, un gamin disparu, c’est que du bon, pitance assurée. Faut revoir le décès de la mère. Mais sur ce sujet, motus et bouche cousue, compris sergent ? 

    Mergaut se prépare en mettre en œuvre son geste habituel, quand il est vivement interrompu par son chef : 

    - Mais arrêtez avec ce geste servile et consentant, vous m’agacez à la fin ! 

    Mergaut arrête net un nouvel oscillement de la tête qui commençait à poindre de nouveau. 

    - Quelle chaleur ! finit-il par dire. 

     

    Après le piétinement de la horde humaine traquant Lulu, le bois de Vermeilles a refermé ses branches autour de lui, ses sous-bois sont devenus plus touffus, ses épineux piquants comme des lames. Boule touffue et hostile. La Serpentine a perdu sa superbe, maigre ruisselet, presque asséché. Le Passage s’est refermé. 

     

    Un temps de feu embrase Leudeville-en Vexin. Les habitants geignent, rasent les murs à la recherche d’un peu d’ombre. On ferme les volets dès l’aube, on se replie sur soi. 

    - Mais où est passé ce pauvre Lulu ? entend-on encore à Granprix, l’épicerie du village, quand on se presse, patients, aux caisses.
    - Une famille bien touchée, tout de même…
     

    Les parents de Chouchan ont même interdit à leur fils de sortir seul. On ne sait jamais, le kidnappeur rôde peut-être encore dans les parages. Pauvre Chouchan ! Quand l’amour vous met sous liberté surveillée. Il lui vient des envies de fugue, à lui aussi. Car Lulu a fait une fugue, Chouchan en est sûr. C’est bien son genre. Il se rappelle avec regrets leurs virées. Y’avait Rudy aussi. Mes maintenant ses grands-parents le gardent sous cloche. 

    Et puis les « on va fait faire un tour à Granprix ! »  C’était la formule magique de Lulu. On savait qu’on allait sortir de là des bonbons pleins les poches, des chocobarres plaquées contre les côtes, des biscuits Kindos dans les manches, et pas un centime dépensé. De toute façon, on en avait juste assez pour payer la bouteille de Goka que Lulu posait délicatement sur le tapis de caisse. Avec sa gueule d’ange. On nous a jamais chopés. Et puis après, on allait s’empiffrer à l’entrée du bois de Vermeilles, assis sur des souches. Ah c’était bien ! Nous, on est jamais allé plus loin qu’au bord du bois. On avait peur, faut le dire. Peur de quoi, difficile à dire. Peur du mystère, vous savez le Grand Mystère. Y’ a que Lulu qui osait y pénétrer. Lui, le Mystère, ça l’attirait. On ne voit même plus Manon, la petite copine de Lulu, enfin celle qui avait réussi à mettre du gel sur ses cheveux rebelles, y’avait pas que les cheveux de rebelles d’ailleurs. Et même qu’après, Lulu se mettait du gel le matin pour plaire à Manon, ça c’était la meilleure. Faut dire que Manon, elle est canon. Des cheveux roux, des taches de soleil partout, et des yeux couleur Serpentine. Un baiser, un baiser, qu’on criait comme des imbéciles. J’ai jamais su si. Oh Lulu, qu’est-ce que tu fous ? T’es heureux au moins, t’es libre ? Je mange plus jamais de bonbons. Les parents disent, non, pas de glucides rapides, ça va de faire grossir. Tu parles, je suis gros, c’est comme ça, c’est ma nature. Et là-dessus, Lulu m’a toujours défendu. Fallait pas me traiter de Gros Lard, ou on avait à faire aux poings de Lulu, qui n’était pas heu… n’est pas manchot. Tu traites pas mon pote, qu’il disait en rigolant. D’ailleurs, après deux petits directs du droit de Lulu au grand imbécile de Kévin, on m’a fichu une paix royale. Sacré Lulu ! 

     

    Dans le monde de Saturnia.  

    Lulu se sent tout entier comme un lac glacé au printemps. D’abord des bruits sourds de craquement, la glace se fendille avant que l’eau ne jaillisse. 

     Lulu laisse s’écouler ses larmes Maintenant, des rus argentés coulent sur ses joues et forment une petite source qui vient cogner contre la peau glacée du lac. Il connaît le désespoir, la faim du cœur. Il connaît la douleur aigue de l’abandon. Lulu se sent irrésistiblement attiré par le néant qui le cerne. Il ne voit plus les marguerites de Saturnia. 

    Vanina s’approche de lui. Alors, elle existe vraiment ! Elle ressemble à La Serpentine, dans son fourreau argenté. Elle tend les bras vers lui, ses mains se rapprochent, construisent une coupe, recueillent les larmes de Lulu qui se cristallisent soudain. Elle reste ainsi les bras tendus, le visage penché. 

    - Regarde tes précieuses larmes, dit-elle doucement.  

    Puis elle va au bord du lac et les laisse glisser sur la surface glacée. Chaque perle cliquète en tombant comme un collier qui choit, et laisse au sol s’éparpiller ses perles. 

    - C’est le lac des Larmes Perdues, les larmes de tous ceux qui ont pleuré leurs chers disparus, explique Vanina. C’est un lieu sacré chez nous.  

    Lulu se recroqueville sur lui-même, couché sur le sol. Vanina  recouvre Lulu d’un voile lunaire, et le laisse ainsi goûter aux larmes qui apaisent. Puis, elle se retire, laissant derrière elle, un sillage pailleté. 

     

    Leudeville- en Vexin. 

    Mia erre comme une ombre dans la maison désertée. Les paroles réconfortantes de Papa-Smartphone n’y font rien. Lui, essaie de tenir bon. Une fugue, répète-t-il inlassablement, une fugue, il va bien revenir un jour.  

    - Ou jamais, sanglote Mia. Et Didou, il est passé où, ce chat ? Il ne peut pas l’avoir pris avec lui. On les aurait repérés, un garçon avec un chat blanc. Non, tout ça est très bizarre. 

    - Cha pas ! essaie de plaisanter Papa-Smartphone.  

    Mia redouble de sanglots. Elle a revêtu un tee-shirt noir qu’elle ne quitte plus. Sans parler du couvert de Lulu qu’elle pose à chaque repas sur la table. Elle passe des heures dans la chambre du garçon. L’atmosphère y est étouffante. Fenêtres closes, volets fermés. Elle scrute chaque détail de la pièce, chaque jouet, chaque bout de papier, elle a fouillé la poubelle. Rien. Elle cherche un indice, un message, qu’elle seule pourrait comprendre, elle cherche une explication. Mais Lulu n’avait jamais voulu décorer sa chambre. Un lit, une armoire, son ballon de foot, ça suffit bien. Mia lui avait proposé des affiches de footballers. Non, j’ai pas envie, répondait-il. Des photos de Didou ? Regarde comme elles sont belles ! Ça va pas la tête, il est pas mort. Et une mappemonde ? Elle avait renoncé. Mia avait quand même réussi à imposer une lampe de chevet en forme de ballon de foot que Lulu avait feint de ne pas remarquer. Pas de bureau ? Non, pourquoi faire ? avait répondu Lulu en riant. Le garçon lui avait claqué la porte au nez en lui lançant, « Espace privé, ne pas déranger SVP ! » 

    Et Mia s’en était allée, penaude, le cœur gros. Pas facile à apprivoiser celui-là. La jeune femme avait deux passions : les enfants et les animaux. D’ailleurs sa manière de faire avec eux était semblable. Tout est affaire d’apprivoisement, pas vrai le môme prince couronné ? 

    Mia y allait à pas comptés, d’habitudes en rituels, la main tendue. Elle était restée plusieurs années fille au pair dans des familles londoniennes. La première année, elle eut la charge de s’occuper d’une petite fille nommée Alice. Une vraie sauvageonne de dix ans à la tignasse blonde qui lui avait donné du fil à retordre. Sa tignasse aussi d’ailleurs. Sa mère avait exigé qu’on lui fasse deux tresses disciplinées chaque matin. Mais pas moyen de l’approcher, elle se cachait dans  les placards, sous le lit, derrière les miroirs, s’enfermait dans la salle de bains. Et ses cheveux conservaient leur allure de sous-bois abandonné.  Au bout de trois jours de muffins, de paroles douces, de pancakes, de caresses esquissés, de baisers envoyés du bout des doigts, de clins d’œil, d’histoires lues, elles étaient à tu et à toi, intraduisible dans la langue d’Alice. Bref, ce n’était que rigolades, guiliguilis, courses dans Hyde Park et la tête d’Alice s’ornait de deux tresses sagement posées sur chacune de ses épaules. Tout allait si bien que la maman d’Alice prit ombrage de cette bien étrange complicité, et congédia Mia sans plus d’explication. Ne parlons même pas de l’horrible chagrin d’Alice qui voua depuis lors à sa mère une haine indéfectible et une tignasse que personne ne pouvait approcher. Il y avait eu Oliver, aussi. Petit garçon tout frêle, mangeant peu, si pâle et muet. Certes, Mia n’avait pas progressé en anglais, mais dans le langage des signes, beaucoup. A peine trois jours s’étaient écoulés qu’Oliver réclamait en trépignant des pancakes noyés de chocolat.  

    - Vous êtes merveilleuse Mia ! répétait la maman d’Oliver. 

    Alors pourquoi avec Lulu, était-ce mission impossible ?

                      (A suivre)

     

     

                                                Marie Cargèse 


  •  

                     COMME NEIGE AU SOLEIL (2)

     

    Il y retourne quand la nuit a installé son campement noir et que la maison dort. Il doit chasser Didou, pauvre Didou, qui voulait l’accompagner. Mais Didou n’est pas un compagnon d’arme très efficace, il court, il court, et après dix minutes d’un sprint endiablé, se couche brutalement sur le flanc, pantelant, la gueule ouverte. Et il faut attendre qu’il reprenne son souffle pour repartir. Lulu part seul, sa lampe frontale troue le bois d’un faisceau blanchâtre. Tout est faussement silencieux. Le bois de Vermeilles si familier pourtant, s’est enveloppé de mystère. Lulu sent qu’il pourrait se perdre. Nulle branche pour s’incliner sur son passage, même les ronces ne le retiennent pas. Tout semble tétanisé,  dans une attente minérale. Comme si le monde s’était durci, il lui faut lutter, se heurter, cogner la nuit. C’est épuisant. Il entend enfin la Serpentine qui gazouille. Il ne va pas jusqu’à elle. Un lourd ronflement lui parvient. Raspoutine dort sur sa moquette, étalé de toute son immensité, une bouteille de vodka Moskaya vide près de lui. Son grognement spasmodique fait trembler les feuillages. Lulu le trouve moins impressionnant, ainsi abandonné dans son sommeil éthylique. Et puis, il a sa petite vengeance, c’est mesquin, il le sait, mais il se plaît à contempler du haut de son mètre quarante, le Gros au bois dormant. Sa barbe hirsute se soulève au rythme du souffle qui gronde comme un orage. Ne pas le réveiller, surtout pas. Lulu s’assoit non loin de lui, adossé à un arbre et attend. Et l’attente devient somnolence.

    - Alors le môme, tu voulais jouer le beau prince charmant ! 

     Lulu se sent encore ridicule, et en même temps il a envie de rire devant la tête de Raspoutine grimaçant de douleur et s’essayant à un massage crânien. Après un œil rancunier à la bouteille vide :

    - Ah celle-là, la moskaya, sacrée diablesse. Hou… hou…

    Le Géant insiste :

    - Tu es venu me donner un baiser, celui qui me réveillera ?

    Lulu veut changer de sujet et demande :

    - Vous buvez toujours comme ça ?

    - Oui, gamin, je suis un Géant russe, un transfuge, venu des forêts du lac Baïkal. Je noie ma nostalgie des blancheurs neigeuses, des glaces argentées.

    - Mais pourquoi êtes-vous là ?

    - En mission, répond Raspoutine, énigmatique.

    - En mission ?

    - Une commande de là-haut. Et sa grosse tête se lève pour désigner le Ciel qu’il semble presque frôler.
    Lulu voudrait bien lui demander  s’il y a vraiment quelqu’un là-haut, mais il n’ose pas, il a peur de la réponse.

    Une certaine familiarité s’est installé entre eux, ils devisent amicalement. Le Géant toujours allongé, le petit bonhomme accroupi au pied d’un frêne.

    - Comment va Didou, ce bon vieux chat des Neiges ? demande Raspoutine.

    Quoi, il connaît Didou ? Encore ce vertige. Non, il ne va pas s’évanouir à nouveau. Non !

    - Vous connaissez Didou, mon Didou ?

    - C’est pas merveilleux ça, gamin ! Eh oui, je connais Didou, ton Didou ! Un attaché de mission de L’Organisation.

    Non, ce n’est pas possible, son vieux compagnon, son matou adoré, son familier, avec qui il dort, partage son saucisson, dont il frise la moustache, à qui il fait des guili-guili sous le ventre, son Didou appartient à L’Organisation… Et c’est quoi ce truc d’abord ?

    Vertige à nouveau. Lulu se sent à l’extrême pointe d’une falaise. En bas, le grand vide, une vallée toute creuse. A quoi se raccrocher ? Aux mots, il lui semble que c’est tout ce qui lui reste. Alors il demande, même si le Géant semble s’être éloigné :

    - C’est quoi cette organisation ? Et que vient faire Didou dans cette histoire ?

    - L’Organisation, s'il te plaît, le reprend Raspoutine.

    Lulu déteste qu’on le reprenne. Il sent la rage monter en lui.

    - Oui, bon, mais répondez à ma question !

    - Et doucement, le nain ! Tu parles au génie de ces lieux !

    Quelle prétention ! Avec ce Géant qui a la gueule de bois, elle est belle l’organisation !

    Au loin, gargouille La Serpentine. Pauvre innocente.

    -  Que vient faire Didou dans cette histoire ?

    - Il est missionné, lui aussi. Mais étant donné vos relations des plus familières, on a choisi pour toi un autre passeur…

    Lulu laisse la phrase inachevée. Il pense soudain à Madame Pignol, sa maîtresse d’école, comme il aimerait entendre sa voix stridente, comme il aimerait donner un bon coup de poing amical à ses deux copains Chouchan et Rudy. Il voudrait même voir surgir le Smartphone de Papa.

    Une bande d’oiseaux noirs s’abat près d’eux en silence. Ils se posent sur les branches, et leurs yeux d’aigles scrutent les alentours.

    - Je te présente les gardes du corps, dit Raspoutine d’un ton cérémonieux, comme on annonce les invités lors d’une réception mondaine.

    Puis, il se tient la tête avec ses deux mains. La moskaya encore !

    Gardiens de quel corps ? se demande Lulu. Personne n’arrive. On attend. Lulu repense à Didou, non pas son Didou, un autre, un double, enfin quelque chose comme ça. Espion double…

    - Son Excellence Le Prince Malinovski ! crie Le Géant.

    Du plus profond de la nuit, peut-être encore plus loin que la nuit, arrive un cheval blanc aux yeux bleus, nu, sans selle, sans harnachement.

    - Monte, dit-il à Lulu d’un ton pressé.

    L’enfant est devenu étrangement docile et s’exécute. Il n’a pas d’étrier, il doit s’arque bouter pour se hisser tant bien que mal sur cette impatiente monture. À cru. Le temps de se cramponner à la crinière neigeuse, et Son Excellence se lance dans un galop d’enfer, précédé de ses gardes du corps ailés. Lulu s’est couché sur l’encolure, ils ne font plus qu’un, traversant des bois, d’autres bois que celui de Vermeilles, des vallées, des monts. Le soleil pointe son museau jouant à cache- cache avec les troncs. Ils vont. Lulu ne s’inquiète pas de la destination,  peut-être n’y a-t-il aucune destination. C’est ça l’Aventure !

    Le soleil est maintenant au zénith. De sombres nuées grommellent tout à coup, un serpent d’or, suivi d’un deuxième, illuminent la voûte sombre. Lulu colle de plus en plus au pelage blanc. Son Excellence semble indifférente aux tourments du ciel et poursuit son train échevelé. Encore un éclair, suivi d’un grondement du tonnerre de Dieu. Bringuebalé comme un vulgaire ballot, Lulu n’a rien d’un chevalier de L’Apocalypse. D’autant que maintenant, la pluie tombe dru, piquante comme mille dards.

     Son excellence freine brusquement. La gente ailée se pose alentour.

     Lulu est sommé de mettre pied à terre. Dégoulinant de pluie, notre jeune héros titube sur le sol détrempé. Une auberge-isba, Aux neiges éternelles, ouvre grand ses portes. Le cheval rapetisse en passant sous le chambranle et s’ébroue avec vigueur, jetant une bruine légère dans toute la salle. Le tavernier se tient derrière son bar. Il ressemble beaucoup à Raspoutine, en plus petit. Tout rapetisse ici. Lulu craint pour son humble personne.

    - Alors, tu as vu mon vieil ami Raspoutine ? Comment va-t-il ?

    Désormais, plus rien n’étonne Lulu.

    - Moi, je me nomme Volodine. Nous sommes douze géants des forêts venus des rives du lac Baïkal qui errons de par le monde. Notre mission est de…

    Volodine ne finit pas sa phrase car un regard bleu glacé de Son Excellence lui ordonne de se taire.

    - On m’a ratiboisé, on aurait pu aussi me raccourcir la langue, dit en riant le tenancier, philosophe.

    Derrière lui, sont alignés avec soin, des bouteilles de Moskaya, de la plus grande à la plus petite. Volodine se sert un verre de cet alcool de Géants.

    - C’est notre élixir à nous. Avec ça, nous embarquons pour le lac Baïkal et ses hautes forêts. Avec ça, je sens le froid me transpercer les os, l’odeur des mélèzes. Je vois les traces laissées par les grands ours bruns, avec ça, je suis au pays… Il s’interrompt brutalement :

    - Et pour Son  Excellence, ce sera ?

    - Mais pourquoi, me poser encore cette question ? Vous savez bien, Volodine, que je ne bois pas.
    - Pardonnez-moi, Monsieur l’Ambassadeur, l’habitude, vous comprenez, l’habitude…

    Curieux, car l’auberge ne semble pas très fréquentée.

    Quelques tables vides sont installées guettant d’improbables visiteurs. Sur l’une d’elle, des cartes blanches et argent sont disposées comme pour une réussite restée inachevée. Autant jouer aux échecs, pense Lulu.

    L’Ambassadeur se penche discrètement vers Volodine et lui chuchote quelques mots que Lulu ne peut entendre. Le tavernier quitte brusquement la pièce. Les murs de pin cérulés sont nus. Pas un tableau, pas une affiche. Seules brillent les bouteilles de vodka reflétées par le miroir qui s’étale derrière le bar. Lulu se sèche près d’un petit poêle aux flammes timides. Un journal en alphabet cérylique a été négligemment posé au sol.  Volodine revient, et d’un geste furtif glisse un cercle argenté sur l’encolure du cheval qui quitte tout aussitôt l’auberge. Une force invisible guide aussitôt Lulu vers la sortie, l’obligeant à quitter la douce chaleur du lieu.  En passant sous la porte, Son Excellence retrouve sa stature et se baisse délicatement invitant Lulu à l’enfourcher. Les oiseaux-gardes du corps le précèdent déjà.

    Le ciel s’est apaisé. Les feuilles luisent, serties de perle de pluie. Le cheval est au pas, puis opte pour un trot léger, sans heurt. Lulu somnole sur sa monture quand il entend :

    - Nous y sommes !

    Il y avait donc un lieu à atteindre. Il regarde alentour, il ne voit qu’une immense étendue neigeuse. Du blanc, du blanc, du blanc. A perte de vue. Et le silence du blanc, vous connaissez ? Inaudible. Des flocons flasques tourbillonnent, hésitent avant de se poser sur les parois blanches de ce monde. Des flocons oiseaux qui s’écrabouillent et se mêlent au grand blanc. Et le froid, mordant, cinglant, pénétrant la peau.

     Quand il se retourne, Son Excellence a disparu. Ben ça alors ! Que de mystères chez ces gens-là ! Un des gardes-du corps du corps de l’ambassadeur se pose sur son épaule. Drôle d’Oiseau.

    - Son Excellence m’a chargé de t’accompagner, nous allons faire route ensemble.

    - Faire route vers où ? demande Lulu énervé. J’en ai assez, plus qu’assez de votre magie.

     Il sent la rage monter en lui.

    - Je me promène tranquillement dans mon bois, et voilà un Géant, puis un Cheval qui m’emmène de force. Je ne suis qu’un pantin dans vos mains. Au début, j’aimais bien, c’était l’Aventure. J’étais guidé par le Grand Mystère, mais maintenant j’en ai plus qu’assez. Je grandis, je rapetisse selon vos envies. C’est quoi cette histoire ?

     Lulu se sent épuisé de nouveautés et de mystères. Piètre héros, pensez-vous. Mais ce n’est qu’un gamin, et puis Lulu a faim. Oh Mia, une crêpe barbouillée de Butella, je t’en prie ! Plus jamais, je te jure, plus jamais, je ne me moquerai de toi, je les mangerai toutes, et même j’en redemanderai. Pitié ! Mais dans cet étrange univers, on n’a pas l’air de manger souvent.

    - Mais qu’est-ce que je fais ici, vitupère Lulu.  De toute façon, Lulu est toujours agacé quand il a faim.

     De son aile, l’Oiseau effleure doucement les cheveux du garçon.

    - Ah non, pas ça ! crie Lulu. Mais quelle manie vous avez tous ?

    L’oiseau se retire, comme effarouché par tant de violence. Mais il n’a nulle part où se poser. Aucune végétation, un silence de mort. Alors, docile, l’oiseau volète derrière l’enfant.

    Lulu se sent condamné à avancer, comme un bagnard traînant une boule de plomb dans ce champ de neige. Tout son corps est lourd, son cœur aussi. Il envie la légèreté de l’Oiseau. Il poursuit son avancée.

    - T’es un mâle ou une femelle ? demande brusquement Lulu à l’Oiseau.

    - Dans notre corporation, il n’y a ni mâle ni femelle. Nous sommes l’Oiseau.

    La voix est douce, caressante.

    - Ah bon, c’est bizarre, dit Lulu. Mais c’est quoi cette organisation qui m’a kidnappé ? Vas-tu me le dire enfin ?

    - Kidnapper ? Tout de suite les grands mots. Je ne peux rien te dévoiler. Je dois garder le silence sur ce sujet.

    - Oh si dis-moi, je t’en prie, supplie Lulu. J’ai besoin de comprendre.

    - Non, répond fermement L’Oiseau. Et son bec devient plus crochu, des serres jaillissent de ses pattes.

    - Bon d’accord, si tu le prends comme ça.

    - Mais il n’y a pas une trace dans la neige, un chemin qu’un autre humain aurait pris ? Ça allégerait la marche, ronchonne Lulu.

    - Non, il n’y a qu’un chemin ici, le tien.

    C’est dans sa hargne que Lulu trouve la force d’avancer. Il s’en nourrit comme un vautour d’un cadavre. Sa tête est comme un ring de boxe. Des coups de poings, de la sueur, du sang. Ça cogne de toute part. L’ennemi est invisible, mais impitoyablement rossé.

    A chaque pas, son corps semble s’alourdir encore un peu. Ses yeux brûlent. Un léger vent soulève maintenant de petites dunes de neige. L’Oiseau  se pose quelques instants sur l’une d’elles, puis reprend son vol. Il n’y a personne à qui parler. C’est peut-être le plus dur. Son ange noir est voué au silence. Dire un mot, une blague, que quelqu’un réponde. Quelque chose, n’importe quoi. D’humain.

    Changement de décor soudain, comme sur une scène de théâtre. Un tableau enchanteur, un jardin merveilleux. Un ciel d’azur s’unit aux eaux vertes d’un lac. Une bordure verdoyante et fleurie cache des fraises des bois. On dirait un de ces contes que lui lisait Mia ! A n’en pas croire ses yeux. Lulu tend une main avide. L’Oiseau s’interpose aussitôt.

    - Non, tu ne peux rien prendre, rien voler dans ce monde. Tu ne peux que donner.

    Et c’est à nouveau le désert de neige qui s’étend, infini. L’enfant reprend sa marche, mais bientôt il n’arrive plus à avancer et s’écroule sur le sol.

     

    - Bienvenue dans le monde de Saturnia ! Jeune homme vous êtes arrivé !

    - Qui parle ?

    - Non, tu ne peux pas me voir, pour toi je ne suis qu’une voix. Je vis au fond du lac, je suis la vieille Tania, la Conteuse,  gardienne de Saturnia. On m’appelle aussi, Ilétaitunefois.

    - Où est l’Oiseau ?

    - Il a rejoint ses compagnons, les gardes du corps de son Excellence.

    Lulu a un pincement au cœur d’être ainsi abandonné sans un mot par son compagnon de malheur. On s’attache même à ses geôliers, pense-t-il.

    Le garçon a retrouvé sa vigueur. Magie ! Magie !

    - Le Chemin a été rude, je sais. Je t’attendais. Tu es glacé, ton cœur surtout.

    Lulu regarde alentour et découvre le monde de Saturnia. Alors c’est fini, la neige, la lourdeur, le froid ! Un lac gris s’étale, large, glacé. La voix de Tania est douce, d’une chaleur inattendue.

    - Viens te reposer, dit-elle.

    Elle le conduit dans une petite cabane où ronfle un poêle. On dirait le Géant Raspoutine. Il réchauffe le corps de Lulu. Son cœur, lui, résiste et reste glacé.

     

    Leudeville-en Vexin.

    Branlebas de combat dans la maison. Mia, folle d’inquiétude, cherche Lulu.

    - Lulu, Lulu, mon Lulu ! Mia n’est plus que ce cri. La chambre est vide, le lit n’a pas été défait. Elle voudrait interroger Didou, il a disparu lui aussi. Une fugue, c’est ça. Ce mot la torture. Comme un reproche, comme une trahison. Prévenir son père, prévenir la police. Oh Lulu ! Papa-Smartphone essaie de calmer Mia. Le gamin a passé la nuit dans les bois, il va bien revenir. Attendons.

    La journée se passe. Mia retire le bol de Lulu du petit-déjeuner, l’assiette du déjeuner, puis l’assiette du dîner.

    Un deuxième jour se déroule, identique. Mia ne parle plus. C’est Papa-Smartphone qui alerte la gendarmerie.

    - Deux jours d’absence, ce n’est pas assez pour organiser des recherches, explique le brigadier au téléphone.

    - Si, je vous en prie, supplie Papa.

    - Bon, bon, on va voir…

    Et puis le lendemain, tout s’emballe. Enquête, battue dans les bois de Vermeilles, indifférents à tant de tapage, tous chiens lâchés à qui on a fait renifler une chaussette sale de Lulu. La meute s’arrête devant La Serpentine qui joue les belles indifférentes, tourne autour des cendres encore tièdes. La cabane de Raspoutine n’est plus là. Lulu a dû camper à cet endroit, hypothèse la plus probable. Mais après, où est-il allé ? La Serpentine a noyé toutes les odeurs. Et les chiens reviennent penauds vers leurs maîtres. Les habitants du village se joignent à la battue, couchant les herbes du bois, effrayant faune et flore comme des pillards. Mais de Lulu, point. C’est normal, pauvre Lulu, depuis qu’il a perdu sa maman… et patati et patata. Ce n’est que tard dans la nuit que le bois de Vermeilles retrouve la paix.

     

    Le monde de Saturnia

    - Je vais te conduire… reprend la conteuse.

    Lulu se sent au bord des larmes. C’est encore cette magie qui le met dans cet état. Il se reprend bien vite et murmure :

    - Je suis inquiet pour mon Didou. J’ai dû l’abandonner… Il ne court pas assez longtemps. Mais comment il va faire sans moi ?

    Mais il n’a pas perdu toute sa dureté, son cœur est encore un peu gelé. Il n’éprouve aucune peine pour Papa-Smartphone. Quant à Mia, il se dit qu’elle va bien retrouver un autre enfant à dorloter et à gâter. Comme quand ils avaient trouvé leur vieux chien Kino, mort au fond du jardin, sans doute empoisonné par un voisin. Lulu s’était glacé. Mia pleurnichait. Elle ne le connaissait pourtant que depuis six mois seulement. Et très vite, elle avait demandé à Papa-Smartphone :

    - S’il-te-plaît, Chéri, prenons un autre chien, un petit de préférence. Ce serait bien pour Lulu. Cela le détournerait de son chagrin.

    Lulu, lui, n’avait rien demandé. Et même l’idée de remplacer aussi vite Kino, comme s’il n’avait jamais existé, le remplissait d’une haine farouche envers Mia. Comment peut-on faire ça ?

    Papa-S. avait été ferme.

    - Non, plus de chien ! Il y a bien assez d’un chat !

    Il parlait de Didou qui leur était arrivé une nuit de pleine lune, beau comme un dieu-chat, avec son pelage de neige et ses yeux d’azur. Il s’était aussitôt installé dans la chambre de Lulu, devant l’assistance médusée. Et l’on avait accepté sans résistance aucune ce petit compagnon venu du ciel.

    Il pense à Chouchan et à Rudy. A Chouchan surtout, ce bon vieux Chouchan, fidèle comme son ombre. Dommage qu’il ait eu si peur du Grand Mystère. Sinon, ils auraient fait équipe et Lulu n’aurait pas été obligé de l’abandonner aux premiers hêtres du bois de Vermeilles. Il doit se sentir bien seul à Leudeville.

    - Ne t’inquiète pas pour Didou. Il est des nôtres. Je veux dire, c’est un agent de notre Organisation.

    Encore cette organisation. C’est ce que lui a dit Raspoutine. Quand même, son Didounet.

    - Mais c’est quoi enfin cette organisation ?

    - Tu es ici dans le monde de Saturnia, la planète Blanche. Et nous avons nos ambassadeurs qui se rendent régulièrement dans ton monde et s’infiltrent parmi vous. Je ne peux pas t’en dire plus pour le moment.

    Saturnia ? Il pense à Mia, si férue d’horoscopes, d’astrologie et autres balivernes. Elle aimait bien établir les thèmes, comme elle disait, des gens qu’elle connaissait. Et bien sûr Lulu n’avait pu échapper à la lecture de ses conjonctions astrales. Elle avait dessiné un grand cercle et poser les planètes un peu partout. Signe Bélier, ascendant Scorpion. Oh pauvre Lulu, avait-elle dit. S’il se souvient bien, Saturne, ça n’augurait rien de bon. Tristesse et Mélancolie. Mia l’avait posé tout en haut du cercle. Et toi, avait-elle dit, tu es au centre.

    Il regarde par la petite fenêtre de la cabane. Tout est blanc. Brumes, lac, ciel ne font qu’un. Il devine toutefois de hautes herbes au bord de l’eau, qui dissimulent quelques fleurs qui ressemblent vaguement à des marguerites dont le cœur serait de plomb. Je t’aime, un peu, beaucoup, passionnément… Comme c’est loin ces petits jeux avec Mia qui s’arrangeait toujours pour clore, dans un rire, avec passionnément !

    Une main de femme lui tend un breuvage sans nom. Tiens, elle ne s’est pas présentée celle-là ! Encore une bizarrerie du lieu. Les doigts sont fins, presque translucides, insistants aussi quand Lulu refuse de boire. Le garçon finit par céder sous cette douce et ferme pression.

    - C’est l’élixir Mnéma, prononce une voix qui lui parvient avec peine.

    Il se sent défaillir, quand la voix d’Ilétaitunefois  se met à raconter :

    - Il était une fois Kéros, un Chien, errant, sans collier, sans maître, sans pâté. Sa vie de vagabond l’avait rendu hargneux et féroce. Aucun humain ne pouvait l’approcher sans qu’il ne grogne et arbore ses canines acérées comme des couteaux. Un jour, qu’il déambulait dans un village désert, tout blanc, un vieil homme vint à sa rencontre et lui tendit une main charitable. Kéros gronda. Le vieil homme s’arrêta et s’adressa ainsi au Chien :

    - Tu montres les crocs car tu as peur. Je ne te veux pas de mal. Je suis très vieux, mon heure est venue de partir. Je voudrais te libérer de ta haine. Moi aussi, j’ai été comme toi, boursoufflé de violence, mes coups partaient vite et sur n’importe qui. J’ai connu la prison, d’où je me suis évadé en brisant mes chaînes et toujours la haine me menait. Baisse les armes, Kéros et suis-moi. Je vais partir, tu seras libre de me suivre. Sache que tu ne me fais pas peur. Kéros hésita, puis se mit à suivre timidement le vieillard. On les vit ainsi traverser le village désert. Le vieil homme ne se retourna pas. Il savait que Kéros marchait derrière lui.

     Mais qu’est-ce qui lui arrive ?  Il sent qu’il s’attendrit. C’est encore cette foutue magie ! Vite, partir d’ici. Kino, heu, Kéros, le clebs, et le vieux caïd repenti. Quelle histoire débile !

    - Bienvenue au deuxième Cercle ! dit une voix joyeuse et claire qui sort Lulu de sa rage. Je suis la jeune Vanina. Tu ne peux pas me voir, mais moi je suis celle qui voit, gardienne du deuxième Cercle. Je suis la deuxième conteuse, on m’appelle La Voyante ou encore Jevois.

    Lulu se sent incertain. Il cherche un regard.

    - Ne me cherche pas, je suis là. Je vois un tout petit bébé que l’on nomma Luka et que très vite, l’on appela Lulu la fossette, Lulu gazouillis, babillages, guiliguili, qu’il est mignon, trognon, petits petons, poutous poutous, je te mange, je te croque, Lulu, sommeil d’ange. Je vois une maman attendrie qui fait de ses bras un berceau. Je vois un papa tout fier qui se penche vers la bouille rigolarde. Je vois…

     

    Leudeville-en Vexin.

    C’est toujours la panique. Nouvelle battue qui échoue. Les gendarmes ont décidé de mener une enquête. C’est bien étrange tout ça. Une fugue, le brigadier- chef, Bertrand, veut bien, mais on aurait dû le retrouver ce gamin. On interroge les voisins, les Théveneau sont des gens très paisibles, polis, rien de plus à en dire. Le Papa rentre très tard le soir et sa jeune dame s’occupe bien du garçon.

    - Ce n’est pas sa mère ?

    - Non, répond Philippe Doisneau, de la villa Aurore, mitoyenne de la maison des Théveneau. Sa maman est morte il y a deux ans, de manière assez mystérieuse, faut bien dire. On a parlé d’accident de voiture, mais on n’en sait pas plus. Ce ne sont pas des gens très causants, vous savez…

    Le brigadier toussote.

    - C’est dans l’entourage qu’il faut aller piocher…  Toujours la même chose, confie-t-il à son adjoint.

    (A suivre)

     

                                                          Marie Cargèse


  •                                                                        

    COMME NEIGE AU SOLEIL

           

                                     Une histoire en quatre épisodes

       

    Leudeville-en Vexin.

     Ce sont les premières journées des grandes vacances. Lulu, la dizaine audacieuse, lève un regard sombre vers le ciel et ses petits nuages qui bêlent, dociles. Ya de l’avenir là-haut ? se demande-t-il. Ça semble bien vide. Surtout depuis que sa mère est morte.

     Avant, il pensait qu’il y avait plein de monde derrière cette voûte bleue.

     Il y a Mia la nouvelle femme de son père. Elle est douce, blonde et si tendre.

    « Appelle-moi Maman si tu veux, mais seulement si tu veux, je ne veux pas te forcer, surtout pas !

    Il ne veut pas, il ne répond pas.

    Mia est toute frêle. On dirait une adolescente, pas du tout le genre de Maman. Jean, tennis et tee-shirt, telle est sa tenue préférée. Un gros pull à col roulé quand il fait froid. Ses cheveux tout fins, tout blonds dégoulinent sur ses épaules. Parfois, elle les relève avec une pince et sa méchante mâchoire.

    - Mange, mon Chéri, mange !

    Elle s’affaire dans la cuisine. De l’amour enrobé de Butella, chaud comme des cookies sorties du four, sucré comme une crêpe nappée de miel, un peu écœurant aussi comme une torsade de chantilly. C’est Mia. Il pourrait dire Mia, et puis juste ajouter man, vite fait, Mia serait si heureuse. Il voudrait bien lui faire plaisir, mais il ne peut pas. Il pourrait faire un effort, quand même, un Miaman et le tour est joué. Vous êtes lourds ! C’est non.

    Il y a papa, il aurait pu dire il y a pas. Lulu ne le voit presque jamais, il rentre très tard, part très tôt, travaille très souvent. Même pendant les vacances, il mange, dort, nage avec son Smartphone.

    - Hein, tu disais ? marmonne Papa-Smartphone, distraitement.

    Lulu n’a même pas envie de répéter. Ce qu’il disait, il ne sait même plus. Cela lui semble ridicule, sans intérêt soudain. Il se tait. Papa-S n’insiste pas, il a déjà retrouvé son Phone.

    - Mange, mon chéri…intervient Mia.

    Il n’a pas envie de la rabrouer, ce ne serait pas juste. Elle est si gentille.

    Il y a le bois de Vermeilles. Un monde sans Smartphone, avec des branches qui se penchent pour saluer Lulu, des chemins qui se fraient pour le laisser passer, une douce obscurité. Le bois du Grand Mystère.

    Et puis il y a Didou, le Chat, fourrure de neige. Il a un peu de ciel dans les yeux et là ce n’est pas vide. Il y a de l’amour, du vrai, pas du chocolat. Faut savoir regarder.

    Tous les soirs, vraiment tous les soirs, Mia lui lit des histoires. Bien sûr qu’il sait lire, mais ça fait tellement plaisir à Mia.

    - Pourquoi t’as pas d’enfant ?

    Lulu sait bien qu’il ne devrait pas poser cette question, qu’elle va faire souffrir Mia, mais il ne peut pas s’en empêcher.
    - Mais je t’ai, toi !

    - C’est pas pareil. Un enfant rien qu’à toi.

    Mia baisse les yeux et ne répond pas. Lulu sait qu’il lui a fait mal, il s’en veut, c’est trop tard. C’est un peu toujours comme ça avec Mia. Il est gentil, fait tout pour lui faire plaisir, comme un gentil-petit-garçon-qui aime sa maman, et puis tout à coup, il fait mal, avec conscience, c’est plus fort que lui. Après, il va être encore plus gentil pour se faire pardonner, et puis il va recommencer. Elle ne rit pas souvent Mia.

    Heureusement, il y a les copains, Chouchan et Rudy.

    Les courses avec Mia, c’est tout une histoire.

    - Tu préfères les yaourts au caramel ou au chocolat pour ce soir ?

    Comme s’il savait, il dit chocolat, il dit n’importe quoi. C’est papa-Smartphone qui lui demande d’accompagner Mia à Darrefour. Pour l’aider à porter les sacs.

    - T’as qu’à y aller toi-même ! lui a répondu Lulu.

    Et vlan, une bonne claque, sans quitter de vue son Smartphone. Mais il a visé juste. La joue  brûle. Brûle aussi la colère de Lulu.

    Et Mia qui n’arrête pas de parler. Bon, on va aller vers les petits pois, fais-moi penser à prendre du déodorant pour papa, tu crois que ça va lui plaire celui-là, toi tu préfèrerais vétiver ou citron, et pour ce soir, un petit gratin aux courgettes, qu’est-ce que t’en dis mon loup ? Viens, on va vers le café. T’as envie de quelque chose de particulier ?  Ah le riz camarguais !  Et ça ce n’est qu’un tout petit échantillon. Un vrai calvaire.

    Maman, c’était aussi une adepte du Smartphone. D’accord, mais c’était surtout, avant tout, une danseuse. Elle avait dû se contenter, non sans peine et révolte du grade de danseuse figurante à l’Opéra de Paris. Quand on s’appelle Ludmilla Tchekova, on pense avoir un destin  de danseuse Etoile, non ? Maman, même en tenue de ville, semblait vivre en permanence avec un tutu, des pointes, une barre, et bien sûr un grand miroir. Un moment de répit devant la télévision, et hop, un étirement, jambe tendue sur la table du salon. Un soir, elle avait ordonné à Papa de conduire Lulu à l’Opéra voir le grand ballet, Le lac des Cygnes dans lequel elle était figurante. Des centaines de petites mamans, chignons bien tirés, qui sautaient, bondissaient, dans un décor de neige. Il n’avait pas compris grand-chose à l’histoire, mais que c’était beau !

    Maman ondoyait, virevoltait, toujours en mouvement. Si bien que Lulu n’arrivait jamais à la saisir. Dès qu’il croyait la toucher, il la perdait tout aussitôt. Elle s’échappait souriante. «  Attends, mon Chéri, une seconde ! ».  Il trépignait de rage, elle fuyait« Oh, mon Amour, excuse-moi, je dois partir » Et l’absence parfumé au Chabada n°1. Fallait faire avec.

    Mia, c’est de l’amour qui descend direct dans l’estomac. Faut pas exagérer non plus, il en reste un peu pour le cœur. Mais ne pas s’attendrir, SVP.

    Lulu a réussi à échapper à la tendre vigilance de Mia. En route pour le bois de Vermeilles. Il a chipé un paquet de biscuits et une pomme. C’est tellement bon de chaparder quand on veut toujours vous fourrer quelque chose dans le bec. C’est une petite manie de Lulu, il aime voler. On n’en avait pas encore parlé, on y reviendra peut-être.

    Pour l’instant, Lulu bat la campagne, enfin, les bois, la tête dans les nuages, et les baskets ailées. Il devient alors très grand, ou plutôt il s’élève avec la légèreté d’une brise. Sa tête effleure la cime des grands hêtres aux pieds d’éléphants. On lui rend généreusement ses caresses. Ça batifole dans les hauteurs. Le bonheur. Oh attention une racine ! Lulu vient de prendre un beau gadin. Il regarde autour de lui si personne ne l’a vu à terre. Quel idiot ! Comme si quelqu’un ici présent allait se moquer de lui. Il n’est qu’un tout petit bonhomme, pas plus important qu’un gland dans cet immense royaume vert. Il avance à grandes enjambées dans ce monde touffu. Une boule de billard noire, œil de pic-vert qui tourne sur lui-même comme une petite terre déboussolée. Des ronces le retiennent, ah non ! Il file, tant pis pour les égratignures, et le pantalon de toile déchiré. Il ne fallait pas s’accrocher comme ça, gamines aux ongles crochus. Ne pas arrêter Lulu dans sa course. Où aviez-vous la tête ? Vous êtes bien avancées maintenant avec vos petits bouts de tissus rougis qui  barbouillent vos branchettes épineuses. Lulu ne voit plus le ciel. Le bois de Vermeilles s’est refermé sur lui-même comme un grand ventre émeraude. Il étouffe un peu, plus vite, plus vite. Il s’essouffle, ramdam dans les talus, rififi dans les buissons. Un renard, peut-être. Oui, c’est cela, cette odeur rousse. Et Goupil, faut pas avoir peur comme ça, c’est Lulu ! Mais contre l’instinct, tu peux rien. Ah oui, c’est bien Goupil, Lulu a reconnu ses crottes.  C’est sa signature. Maintenant Lulu entrevoit  la clairière de La Croix Saint-André, il se met à genoux et glisse dans son élan sur l’herbe rase, comme un joueur de foot quand il vient de marquer un but. Que c’est bon, un biscuit entre les dents, il chevauche les nuages, allongé, les bras sous la tête ! Et ça dure. La Serpentine, la petite rivière en contrebas n’est pas loin. Mais Lulu retarde le moment de la rencontre. Il aime cette attente amoureuse. Pourtant aujourd’hui il sent dans l’air quelque chose, comment dire ? C’est pas comme les autres jours. Mais il ne sait pas en dire plus.

     Maintenant, il est prêt pour son rendez-vous avec La Serpentine. Elle ne le regarde pas. Lui, ébloui, contemple sa robe de sirène irisée, ses longues boucles qui ondoient. Qu’elle est belle ! Indifférente, elle passe en chaloupant dans son fourreau d’écailles, se renouvelle à chaque instant. Elle file sans jamais disparaître, part et reste tout à la fois. Lulu sait bien que son grand amour, c’est le ciel auquel elle s’offre comme un miroir, captant ses jeux de lumière, se caressant à son éclat, soumise, bleue, verte selon ses humeurs à lui. Grise quand il gronde. Et puis parfois elle éclate, rebelle, déborde. Elle lui est infidèle, ce n’est plus le ciel qui commande, mais le massif montagneux du Valais. La plupart du temps, elle minaude, chatoyante, elle n’en a que pour lui. C’est comme ça. Lulu n’est qu’un petit amoureux transi. Il relève le bas de son pantalon et creuse ses eaux doucement. Dieu qu’elle est froide ! Elle mord, ce matin. À lui faire rougir les mollets qu’elle enserre comme un étau.

    - Eh la Belle, faut se réchauffer un peu !

    Lulu sait prendre des petites truites à main nue. Mais il faut de la patience. Pour ça, il n’en manque pas, c’est pas comme à l’école. Pour l’instant, une petite écrevisse vient vers lui, avec sa démarche en zigzag. Lulu la caresse du bout du pied, il ne la saisit pas. Trop jeune. Mais ce matin n’est pas comme les autres. Cette légère sensation âcre dans la bouche.

    Il retrouve le hamac de branchages qu’il s’est construit. Il s’y love et s’assoupit.

     

     Une petite fumée ocre s’élève toute droite dans le ciel. Contre le grand chêne, un gigantesque tas de planches et de rondins entassés pour construire une cabane gratte-ciel. Devant, un vieux morceau de moquette forme une terrasse. Ben ça alors ! Elle n’y était pas, il y a deux jours.


    Rencontre au sommet. Un petit d’homme qui n’a pas froid aux yeux et un géant, sûr de sa force et de son bon droit.

    Le géant s’avance vers Lulu :

    - Qu’est-ce que tu fais là bonhomme ? dit le géant, comme le ferait le propriétaire des lieux, quelque peu dérangé par un visiteur importun.

    Lulu n’apprécie guère le ton, genre rentre vite à la maison manger tes tartines de confiture, papa et maman s’inquiètent. Il n’a aucunement l’intention de se laisser faire.

    - Alors, le môme, t’es muet ?

    Lulu doit  lever les yeux vers le ciel pour voir sa tête, enfin ce qu’une barbe dévorante ne cache pas.  Son regard descend le long de ce grand corps jusqu’aux jambes épaisses comme deux troncs d’arbre.

    Lulu n’a pas peur, il se sent triste, c’est tout. Il n’est plus seul sur ses terres du bois Vermeilles.

    - Je m’appelle Lulu, et vous ?

    - Raspoutine, je suis le génie de ces lieux !

    Lulu a la forte impression qu’on se moque de lui, et  il n’aime pas ça du tout. Sa main effleure son couteau suisse dans la poche gauche de son jean.

    - Tu es surpris de me voir on dirait, dit une voix caverneuse venue de tout là-haut, près de la cime du mélèze.

    Lulu est partagé entre une furieuse envie de prendre ses jambes à son cou et le désir de tenir tête à ce grand prétentieux. Il choisit la seconde solution. Nom d’un Lulu, il ne va pas lâcher son bois de Vermeilles. Et la Serpentine ? roucoule une petite voix muette dans la gorge du  garçon.

    - Je ne suis pas plus méchant qu’un arbre, tu sais. Je suis un arbre-homme, c’est tout.

    - Hum…un homme aussi…chuchote Lulu entre ses dents serrées.

     Et sa patte-branche s’essaie à une caresse maladroite sur la tête de Lulu, lui ébouriffant les cheveux. Lulu à horreur de ça. Il se souvient que lors de l’enterrement de Maman, tous les gens qui passaient devant lui, faisaient le même geste, accompagné d’un « Ça va aller bonhomme ! » Berk ! De plus, depuis quatre jours, enfin plus précisément depuis que Manon à l’école lui a mis du gel dans les cheveux, en les décoiffant, et a trouvé que ça lui allait super bien, Lulu vole un peu de gel dans le pot de Papa chaque matin et englue sa tignasse blonde.

    Alors là, il a l’air malin devant le géant avec ses cheveux collés sur le front. Il ne peut s’empêcher de les relever d’un geste coquet. Le géant rit doucement. Il se moque de lui, c’est sûr ! Depuis dix minutes, Lulu se sent terriblement ridicule et triste, comme un petit prince déchu à qui on a volé son royaume et son amour. La Serpentine coule, indifférente à la scène. Manon est loin, dans un autre monde, où il y a des pots de gel et des crayons de couleurs. Ne reste plus qu’à faire ami-ami, non ?

    Le Géant  propose de lui montrer son deux pièces cabane, avec terrasse. On dirait une cathédrale cabossée. Les piliers semblent branlants, les arcs se mêlent aux branchages, le toit est encore à ciel ouvert.

    - Pas mal, non ?

    Un écho épouvantable répète à n’en plus finir, PAMALNON, PAMALNON , PAMALNON. Lulu se bouche les oreilles et s’assoit au pied d’une pile, à même le sol. Un vertige le prend, tout se met à tourner dans un manège désenchanté devenu fou. Les branches, la barbe de Raspoutine, sa voix tonitruante, les cookies de Mia grands comme des soleils, le ciel, la moquette qui fait terrasse, les chatoiements de la Serpentine qui tend le serre-tête écaille de Manon, le Smartphone de Papa qui crie « Qui est-là ? » en écho. Et Lulu s’évanouit.

     

    - Mais où étais-tu passé ? crie Mia, au bord des larmes. Je t’ai cherché partout.

    Lulu ne répond pas, il est là, cela doit lui suffire.

    - Il est l’heure de déjeuner. Viens, nous allons pique-niquer dans le jardin. Il fait si beau !

    Elle a préparé un grand plateau, sur lequel elle a posé assiettes et couverts. Elle dispose avec soin la nappe en vichy turquoise sur la pelouse. Voilà, c’est prêt ! Ils s’installent, partagent en silence la tarte aux courgettes toute dorée.

    - Tu aimes ?

    - Oui, je t’aime…répond Lulu.

    - Tu te moques de moi ?

    Ses yeux se brouillent.

    Pauvre Mia, pense Lulu. Il va faire un effort, il dit qu’il en reprendrait bien une part, Mia sourit, lui remplit un verre de jus de fruit aux agaves. Qu’est-ce que c’est que ça ? se demande Lulu. Mia aime changer, le surprendre.

    - Que dis-tu de cette salade d’endive aux pistaches ?

    Les papilles gustatives de Lulu se sont fatiguées de tant de recherches. Il voudrait lui dire : « Pourquoi tu fais pas un steak-purée tout simple ! », mais il ne le dit pas.

    - Qu’il fait bon ! Regarde cette abeille ! jacasse Mia.

    Lulu se sent tout bizarre. Il aide  Mia à débarrasser la nappe, range la sauce ketchup dans le placard. Il est soudain pris d’un étourdissement. GEANT VERT, lit-il. La tête lui tourne. Mais ce n’est qu’une vulgaire boite de maïs, avec un petit tarzan ridicule vêtu d’une jupette feuillue au milieu de petites billes jaunes.
    - Didou ! appelle Lulu.

    Didou, le fidèle, toujours là quand on l’appelle. Il ronronne, frôle les jambes de Lulu, doucement, puis avec insistance. Oh mon Didou ! Et ensemble ils se dirigent vers la chambre mansardée du garçon. Lulu fait un brusque demi-tour, Didou dans ses jambes, il retrouve la cuisine, ouvre la porte du placard, et d’un geste rapide dérobe la boite de maïs qu’il dépose près de son lit. GEANT VERT ! Il s’allonge. Didou, collé tout contre lui.

     

    Lulu rêve. Il est un chêne gigantesque. Sur ses longues branches piaffent des oiseaux sans nom. La brise fait voleter les feuilles de sa cime. Il s’étire de plus en plus vers le ciel. C’est un arbre libre, sans racines. Didou trône sur une branche, nullement importuné par la volière jacassante. C’est bien la première fois. Il a perdu son instinct de prédateur, Didou zen avec les piafs, une blague. Et pourtant si. La paix.

     

    - Lulu, Lulu, crie Mia, Papa est là !

    Oui, là, avec son Smartphone. Au fond, se dit Lulu, dans un moment de mansuétude inhabituel chez lui, c’est son Didou à lui. Tout semble d’ailleurs inhabituel en ce jour.

    Tout à coup, un souvenir très désagréable s’impose à lui. Il n’a pas du tout apprécié de jouer la Belle au bois dormant dans le jardin du Géant. Mais alors pas du tout. La honte, la colère, il ne sait plus lequel de ses deux sentiments est le plus douloureux, la honte sans doute. Il imagine le sourire goguenard de Raspoutine et la rage grince en lui comme une scie sur une branche. Il doit y retourner sans attendre.

     (A suivre)

                                                          Marie Cargèse





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